Entretien avec Frédéric Lauray-Quantin, enseignant de FLE à l’Alliance française de Taipei, Taïwan.
Frédéric, pourriez-vous vous présenter et nous dire les fonctions que vous occupez ?
J’ai été professeur au Japon pendant dix ans et maintenant, je suis à Taïwan depuis un peu plus d’un an, j’enseigne à l’Alliance française. Au Japon, j’ai travaillé dans divers organismes : lycées publics japonais, centres culturels,… sachant que les quatre dernières années, j’ai travaillé à l’Institut français du Japon de Yokohama où j’étais enseignant-coordinateur. C’est là que j’ai mis en place le projet dont nous allons parler.
D’où vous est venue l’idée de départ de créer un webzine dans votre établissement ?
C’était en 2010, je crois, octobre 2010. En un mot, c’était une question de motivation, des apprenants bien sûr mais également des enseignants. Le projet laissait en effet la liberté à ces derniers d’orienter tout ou partie de leurs cours vers la production de contenus pour le webzine et donc d’entrer dans une perspective plus actionnelle, quelle que soit leur méthode de travail. L’objectif était vraiment de mettre en place un projet d’établissement, incluant également le personnel administratif. Je souhaitais créer une dynamique, un projet le plus fédérateur possible et transversal à toute l’institution.
Les étudiants japonais ont l’habitude d’apprendre en travaillant la grammaire, c’est de la traduction, de l’explication du français parfois même en langue maternelle. Une vision très analytique en fait qui fait qu’on ne parle pas forcément très bien, on n’est pas très à l’aise par manque de pratique. Mais les apprenants ont une très bonne connaissance de la langue, parfois même de meilleures connaissances que les enseignants sur des points très pointus et précis. L’objectif était donc vraiment de leur donner l’envie, et l’idée aussi, d’aller plus loin en plaçant la langue non plus comme objet d’apprentissage mais comme outil de communication.
Parlez-nous plus en détail du magazine…
Alors tout d’abord, même si je ne suis plus au Japon, le projet est toujours en cours et ma collègue Christelle Veloso a pris le relais depuis le numéro 7. Il dure donc depuis 4 ans environ et on en est actuellement au huitième numéro. Le magazine s’appelle Ah bon ?!, nom choisi par les apprenants, et il est trimestriel, suivant la programmation des cours de l’Institut… Enfin, on essaie en tous cas !
En ce qui concerne le format, vous avez le site Internet, ce qu’on appelle finalement un webzine maintenant, c’est-à-dire que vous avez des articles qui sont publiés petit à petit. Divers articles sont sélectionnés et mis dans une édition papier numérique, c’est-à-dire une version mise en page et que l’on peut feuilleter. Parmi les lecteurs, nous avions pas mal de connexions depuis le Japon bien sûr, la France, puis le Canada et les États-Unis.
Techniquement, faut-il avoir un gros bagage informatique pour pouvoir mener à bien ce type de projet ?
Plus vous avez de bagage, mieux c’est, car aujourd’hui on est amenés – même pendant un cours classique – à utiliser certains outils. Après, on peut envisager plusieurs étapes : vous pouvez, par exemple, mettre en place le projet seulement avec un site Internet. Vous avez maintenant des modèles de sites qui vous permettent d’avoir cette impression de papier journal. Vous rentrez les contenus dans des modèles, c’est donc très simple. De plus, la plupart de ces nouvelles plateformes sont adaptées à l’usage des tablettes et des smartphones. Ensuite, vous pouvez aller vers la présentation papier et l’édition – parce que nous avons réussi à trouver un sponsor pour l’éditer.
Pouvez-vous nous décrire ce projet dans le détail ?
En plus du magazine, qui peut finalement vivre sans cours dédié, il y a un cours initiant aux techniques journalistiques et aux médias. Ce cours « comité de rédaction » est de deux heures par semaine. L’atelier suit le rythme de l’institut, c’est-à-dire qu’il s’étend sur des sessions de dix semaines.
Tous les profs de l’institut peuvent proposer des activités d’expression écrite à leurs élèves et nous faire suivre les articles. On accepte des articles de tous les thèmes, de toutes les longueurs et de tous les niveaux. Les relectures se font par les classes qui ont produit les articles avec leur professeur pour une question de temps. On reçoit donc généralement quelque chose de fini.
En ce qui concerne le cours de rédaction, on demandait aux participants un niveau minimum B1. Il y avait en moyenne une dizaine d’apprenants et je pense que pour mener à bien les activités de ce cours, il ne faut pas plus de 15 apprenants. Je ne dis pas que plus ce n’est pas possible, mais il faut alors prévoir une organisation bien plus complexe – en préparation j’entends – et stricte du cours.
Il y avait plusieurs parties différentes dans le cours de rédaction.
La vie du journal : on y abordait des thématiques ayant rapport au journalisme en général et aussi en rapport avec le magazine et le site Internet. Dans cette partie là, par exemple, on analysait les statistiques du site Internet.
Un gros module écriture : on y voyait tout ce qui est techniques d’écriture de la presse mais aussi de tous les textes finalement. Les articles écrits par le comité de rédaction étaient évolutifs. On est partis de textes courts, des brèves, des dépêches pour aller vers des articles plus longs et complexes comme des synthèses ou des articles explicatifs.
Une partie design : on s’y initiait au design parce que le design, un bon design en tous cas, est vraiment porteur de sens, ce qui nous intéresse forcément dans l’enseignement des langues. Donc faire des choix au niveau du design, pouvoir les justifier en expliquant ce que l’on a voulu exprimer, c’était assez intéressant.
Un gros module photo : les apprenants ont beaucoup apprécié les activités où ils apprenaient des techniques pour la photographie et expliquaient pourquoi ils prenaient certaines photos. C’était une activité qui était hebdomadaire et qui a été élue « Activité préférée du groupe » lors d’une enquête réalisée, de leur propre chef, à mon départ. [Un exemple de fiche pédagogique sur le cadrage photo]
Au niveau des apprentissages, outre une utilisation de la langue véritablement contextualisée et ancrée dans le réel, je pense que ça leur apporte beaucoup parce que, dans nos sociétés, on est tous un petit peu reporters. Les gens publient dès qu’ils voient quelque chose dans la rue : ils prennent une photo et la mettent sur Facebook en écrivant le texte qui va avec. Ce sont de minis articles finalement. Ce cours leur permet de transmettre des messages de manière plus efficace, plus réfléchie étant donné que nous avons vu également tout ce qui est question de licence via les Creative Commons. On a réfléchi à ce que l’on peut partager, comment on peut le partager, etc.
Où trouver les ressources permettant d’aborder ce thème en salle de classe ? Quels outils conseillez-vous ? Quels conseils donneriez-vous à un enseignant / une équipe qui voudrait se lancer ?
En ce qui concerne les ressources, il y a beaucoup de choses. Je m’étais tout d’abord procuré un manuel de journalisme qui s’appelle Le manuel de journalisme d’Yves Agnès qui est une référence en la matière. Donc, ça, je m’en suis servi pour les ateliers d’écriture et pour l’évolution des différents textes : la brève, la dépêche, le filet, des éléments de titraille pour avoir tout le jargon du journalisme avec les conseils d’un expert «papier». Au niveau des ressources en ligne, il y a un petit kit d’écriture journalistique sur TV5MONDE qui est une ressource très récente réalisée en collaboration avec RFI et le CLEMI. Il y a d’ailleurs une section ressources pour la classe sur le site du CLEMI avec des propositions d’activités. Pour réaliser des revues de presse, vous avez un site Internet qui propose quotidiennement les unes de tous les journaux français.
Pour les conseils, l’édition papier est difficilement réalisable sans sponsor, c’est un coût important. Pour une version en ligne, il faut bien sûr une connexion Internet, un ordinateur. Dans la classe, il n’y a pas besoin de matériel particulier mais les contenus sont très multimédia par essence, donc smartphones, tablettes me paraissent très utiles et, surtout, pertinents. L’utilisation de l’outil numérique en général permet une réalisation beaucoup plus simple. Après, ce n’est pas obligatoire, j’utilisais aussi le support papier pour que les apprenants aient une trace écrite de tout ce que l’on faisait et parce que je me méfie, tout de même, d’une interruption impromptue de connexion Internet qui peut poser des problèmes en cours.
Je souhaite partager également les fiches pédagogiques que j’ai créées pour ce cours. Cela me semblent aussi un projet intéressant afin que les professeurs ne partent pas de zéro et également afin d’avoir un retour d’autres enseignants, dans d’autres contextes, avec différents publics sur mon travail. J’aimerais bien développer tout cela, qu’il y ait vraiment un échange, une collaboration.
Pour le professeur, il y a déjà deux choses à voir : avoir l’aval et le soutien de la direction mais aussi l’accord et la collaboration d’au moins certains enseignants de l’équipe. J’avais des enseignants qui étaient vraiment motivés, qui trouvaient le projet vraiment agréable et notamment une enseignante qui avait des débutants et sa collaboration nous permettait d’avoir des articles de niveau A2. C’était vraiment un des objectifs par rapport à nos apprenants qui ont un gros problème de confiance en eux et qui disent qu’ils ne parlent pas français tant qu’ils ne sont pas arrivés à un niveau C1. C’était un moyen de leur montrer que même au niveau A1, A2, il était possible de faire des choses qui pouvaient être publiées.
Je dois tout de même dire que c’est une surcharge de travail, totalement. Il faut être motivé, il faut avoir envie de porter le projet car c’est une grosse charge mais c’est très enrichissant ! On redécouvre ses apprenants et on découvre beaucoup de choses aussi – moi j’ai appris plein de choses sur la société japonaise alors que ça faisait un moment que j’y étais.
En quoi pensez-vous que le choix de ce type de projet peut être un plus dans l’apprentissage d’une langue ?
Le journal était le moyen idéal de faire le lien entre le cours et les activités culturelles proposées par l’Institut. Les élèves du comité de rédaction pouvaient avoir des places gratuites pour assister à certains spectacles, films, événements afin d’écrire, ensuite, un article. On retrouve là aussi un autre côté transversal entre le culturel et le FLE. Il y a aussi un lien avec le monde extérieur à la classe : des commentaires et des échanges avec des lecteurs francophones mais aussi notre sponsor, français, qui a rencontré certains membres du comité de rédaction. Les liens sont donc multiples : comité de rédaction/autres classes/institut et monde extérieur. Le projet développe donc une véritable communauté d’apprentissage, multipliant les occasions d’utiliser la langue de manière authentique.
En quoi peut-il être qualifié d’innovation pédagogique ?
Innover, c’est apporter quelque chose de nouveau. Je ne considère pas que j’apporte quelque chose de nouveau étant donné que la pédagogie de projets, la création de journaux de classe… ça existe et depuis un moment déjà. La majeure partie des choses que j’utilise ont été faites avant, donc je n’ai pas la prétention d’avoir révolutionné nos pratiques ou réinventé la roue comme on dit.
Par contre, c’est un projet qui essaie d’intégrer à la situation de classe tous les résultats des différents travaux de recherche en éducation de ces dernières années, que ce soit au niveau de la mémorisation, de la psychologie de l’engagement, etc. en les faisant correspondre à la réalité de nos sociétés actuelles. Il me semble que cela s’inscrit totalement dans la perspective actionnelle et l’approche par tâches prônée par le CECRL. Nos classes sont des microcosmes, des versions miniatures de nos sociétés, où chacun, prof y compris, est un acteur social à part entière. Monter un magazine permet à chacun de trouver sa place non seulement dans ce groupe, mais également dans toute l’institution, et aussi dans la société. J’ai vu des apprenants partager leur article sur Facebook et avoir des réactions très positives de leurs amis, même si ceux-ci ne comprenaient rien au français. Ce qui est fait en classe n’y est donc plus enfermé, motivant encore plus les apprenants à développer leurs acquis tout en acquérant de nouvelles compétences, non pas parce qu’ils sont « en cours » et qu’on le leur demande, mais parce qu’ils en ressentent le besoin. Je ne pense pas que la classe devrait être un endroit où on fait semblant, où on ne fait qu’essayer de reproduire ce qui se passe à l’extérieur. Les nombreuses compétences, linguistiques mais pas que, qui y sont développées doivent trouver leur source dans le quotidien des apprenants et y trouver une application concrète. Elle est peut-être là l’innovation de ce projet : partir des besoins des apprenants et construire tout le processus d’apprentissage qui leur permettra de les satisfaire. C’est d’ailleurs ce qui se fait en FOS (Français sur Objectifs Spécifiques) si je ne m’abuse et je suis convaincu que nous devrions en faire de même beaucoup plus systématiquement en français général.
Merci beaucoup Frédéric.
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