Christian Tardif a été enseignant pendant 10 ans. Depuis 1992, il est également conteur, ce qui l’a amené à réfléchir autrement à la pédagogie de l’oral.
Conteur et pédagogue, vous avez travaillé avec différents publics (enfants, enseignants…) sur différents thèmes et notamment sur « l’apport du conte dans la retransmission du langage ». Quel est, selon vous, l’apport du conte dans l’apprentissage d’une langue ?
Ce sont surtout les enfants, particulièrement les petits, qui m’ont appris à raconter les histoires : quand ils s’ennuient, nous le savons tout de suite ! Ainsi, la nécessité de se faire comprendre, d’être vivant, clair et simple, avec les enfants, rejoint pour tous les enjeux de l’apprentissage d’une langue.
Le conte est un art de la transmission orale, de la relation. Je considère d’abord le conte du point de vue de l’acte de dire — de la même façon, on étudie le théâtre du point de vue de la représentation, de la scène. Les contes se distinguent radicalement d’un texte littéraire fixé, clos sur lui-même. Ce sont ces histoires sans auteur connu, qui se forment et se transforment en passant les frontières, les langues et les générations, de bouche à oreille.
Les contes possèdent un mouvement propre à l’oral : répétitions, rythmes, emboîtements, symétries, boucles, abîmes, structures grammaticales repérables… Ces formes sont des jalons, comme les panneaux indicateurs nous aident sur des routes inconnues. La gestuelle du conteur, sa présence dans l’espace, ses silences, son écoute de l’auditoire, sont autant de relances de l’attention. Il permet à chacun de se forger des images mentales différentes. Le conteur laisse les auditeurs libres et actifs. Il constitue un espace commun, un « village » : un moment d’intelligence collective. Le conte, acte formel de parole, avec justement ses « paroles formulaires », est partout un outil de construction du langage, depuis que les humains se parlent.
Voilà justement son principe ancestral qui fonde toute cette démarche pédagogique : nous entendons (ou lisons) une histoire une seule fois, nous la redisons comme un souvenir, ou bien un rêve, avec nos propres mots, sans l’apprendre par cœur. Cette forme de transmission — réinvestissement — du conte est à mettre en rapport avec la question de la traduction d’une langue à l’autre.
Vous organisez des formations en France et à l’étranger (stage BELC, formations à l’étranger*) pour des professeurs de français langue étrangère : quels sont, en général, les objectifs de ces stages, et quelles compétences sont alors visées ?
Il s’agit d’éprouver ce que l’on proposera ensuite aux élèves, de tous les niveaux. J’insiste, si besoin est, sur la nécessité de réconcilier plaisir et travail. L’objectif général est de répandre ou continuer la pratique du conte « à voix nue », sans support écrit. Cela peut prendre du temps, mais tout le monde en est capable, à force de se donner des occasions de toutes sortes. On peut commencer dans sa langue maternelle, en traduisant ensuite, même de façon très résumée.
Les exercices viennent du théâtre d’improvisation ou de jeux de contraintes littéraires, adaptés à l’oral. Ils se divisent en quatre catégories de compétences :
- La tranquillité et l’improvisation. Le naturel, la lenteur et le silence ;
- La précision, la concision, la clarté des signes donnés, pour une compréhension syncrétique. Le geste et l’espace. L’exploration des voix : se faire entendre, se faire comprendre. Le rythme, la musicalité de la parole ;
- La disponibilité et l’écoute : à la fois présent à son histoire et son public, le conteur est un passeur, dans le respect mutuel ;
- L’imagination : voir et faire voir des objets absents.
Vous proposez également des ateliers pour les « enfants conteurs » : comment faire découvrir et apprécier le conte aux enfants, et comment s’organise un tel travail basé essentiellement sur les compétences orales ?
Il y a tellement d’histoires qui existent déjà… Il faut tenter de les connaître, d’en écouter beaucoup, d’en lire beaucoup, pour en trouver une à raconter de nouveau. Quel que soit le nombre de séances possibles, 3 ou 15 heures, ou plus, il faut se fixer un objectif de travail plus ou moins long. Raconter à d’autres nécessite des répétitions ; les élèves doivent le comprendre. La concertation entre l’enseignant et l’artiste, les heures passées à la fois sur un temps scolaire obligatoire et sur un temps de loisir facultatif, tout cela me paraît opportun.
Quelles activités les enseignants peuvent-ils proposer à leurs apprenants, même débutants, dans la classe de français ? Où peuvent-ils trouver des ressources et des activités pédagogiques ?
Les exercices, aux règles précises, sont comme les recettes de cuisine. Mais tout est dans l’art d’appliquer les recettes, de les faire siennes, en les adaptant à chaque public. Il faut que chaque enseignant soit à l’aise avec sa matière, ce qui passe par de la formation. Comme dans le jardinage, la graine semée ne pousse pas en un jour. Cependant, il existe dès le départ des méthodes précises d’évaluation formative : bien des jeux d’entraînement recèlent en eux-mêmes cet outil réflexif. La méthode que je propose se base sur l’intelligence, l’autonomie de chaque enseignant, sa capacité de juger et de former lui-même son propre parcours.
Pour conclure, quels conseils donneriez-vous aux professeurs qui souhaiteraient s’initier aux contes et les introduire dans leur classe ?
Prendre le temps de découvrir ce répertoire, plutôt qu’inventer ; il y a tellement de contes, qu’il suffit de se baisser pour les ramasser ! Parfois, on croit ne pas en connaître, mais ils ne sont que très légèrement enfouis dans la mémoire.
Ne pas attendre que les élèves lisent pour leur lire ou dire des histoires selon votre goût. Les élèves les plus difficiles manifestent ce besoin d’être nourris de récits. Cette soif est peut-être une des meilleures définitions de l’être humain. Je crois à l’importance d’un rituel dans la classe : un moment précis, un lieu précis si possible, où l’enseignant n’est plus tout à fait dans un rapport d’autorité, car il devient artiste pour raconter.
Comme conteur, j’aime surtout les contes merveilleux, rêves ou mensonges, les grands récits fondateurs de l’humanité, qui me touchent particulièrement. Mais ceux-là justement ouvrent vers toute la littérature, car ce sont eux qui introduisent la possibilité de la fiction, la possibilité d’une réalité différente (ou, à tout le moins, un dépassement de soi).
Éléments de bibliographie (C. Tardif)
BLOCH Muriel, 365 contes des pourquoi et des comment, Paris, Gallimard, 1997, coll. « Jeunesse / Giboulées ».
MAUNOURY Jean-Louis, Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, Paris, Phébus, 1991, 307 p., Domaine Turc.
AFANASSIEV, Les contes populaires russes, Paris, Maisonneuve et Larose, 1998, 3 tomes.
FROBENIUS Léo, Contes Kabyles, tome 1 : Sagesse / trad. de Mokran Fetta, Aix en Provence, Edisud, 1995, 323 p.
HERIL Alain, MEGRIER Dominique, 60 exercices d’entraînement au théâtre à partir de 8 ans, Paris, Retz, 1992, 127 p., coll. « Pédagogie pratique ».
BACRY Patrick, Les figures de style, Paris, Belin, 1992, 335 p.
DESSONS Gérard, MESCHONNIC André, Traité du rythme des vers et des proses, Paris, Dunod, 1998, 242 p.
BELMONT Nicole, Poétique du conte, Paris, Gallimard, 1999, 250 p.
DUPONT Florence, L’invention de la littérature, Paris, La découverte, texte à l’appui, 1994.
FLAHAULT François, La pensée des contes, Paris, Anthropos, 2001, 267 p.
MORVAN Françoise, La douce vie des fées des eaux, Arles, Actes sud, Babel, 1999, 340 p.
Liens
Notre dossier « Il était une fois les contes en classes »
Tardif Christian – Compagnie Métalepse
Mondoral.org : un portail dédié à l’Art de la parole, aux contes et conteurs