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L'importance de la prononciation
dans l'apprentissage d'une langue étrangère

Bernard DufeuBernard Dufeu*

Centre de psychodramaturgie de Mayence

Le développement de l’enseignement communicatif, le désir de proposer un enseignement qui soit plus orienté vers les participants et le groupe et la prise de conscience de l’importance des paramètres intonatifs dans la communication conduisent à une nouvelle perception du rôle de la prononciation. Il existe pourtant un fossé entre les propositions des didacticiens ou les bonnes intentions des formateurs dans ce domaine d’une part et la place accordée à la prononciation dans la réalité d’autre part. J’aimerais commencer par présenter certaines causes de ce clivage et exposer ensuite les arguments qui plaident en faveur d’une plus grande place de la prononciation dans l’enseignement non seulement en raison de son importance dans la communication mais aussi dans l’apprentissage d’une langue en général. Ces arguments peuvent permettre aux enseignants non seulement de fonder ou de réorienter certains aspects de leur propre pratique, mais aussi d’expliquer l’intérêt que représente l’apprentissage de la prononciation à leurs participants ou à leurs collègues.

Les origines de la sous-estimation de la prononciation
dans l'apprentissage

La modeste place accordée à l’enseignement de la prononciation est liée à une forte tradition de l’enseignement des langues. J’aimerais mentionner ici les aspects les plus importants (1).

La primauté de l’écrit dans l’apprentissage

Même si l’enseignement tente d’accorder, en particulier à partir des années cinquante (développement des méthodes audio-orales et audio-visuelles, enseignement dit communicatif, orientation pragmatique de l’enseignement…), une place de plus en plus importante à l’oral, le texte écrit reste dans la pratique la principale référence. L’origine de cet état de fait ne se trouve pas seulement dans l’évolution historique de l’apprentissage des langues (enseignement des langues classiques, latin et grec), il réside aussi dans le fait que la transmission des langues se passe essentiellement à travers un manuel qui est à l’origine et qui reste parfois l’aboutissement des échanges verbaux. Les activités orales sont souvent dépendantes d’une source écrite : introduction et présentation du vocabulaire inconnu, questions sur le contenu du texte, exercices devant permettre de maîtriser certains phénomènes apparus dans le texte… La place prépondérante, voire centrale, accordée au manuel se prolonge entre autres dans le travail à la maison.

Cette importance de l’écrit se remarque également dans le système d’évaluation, plus aisé à définir et à conduire dans le domaine de l’écrit qu’une évaluation orale.

Une des raisons de la place dominante de la langue écrite peut venir également du fait que les enseignants ont été plus préparés à travailler autour de textes et d’exercices écrits qu’à animer des activités orales.

Cette prééminence de l’écrit se reflète dans la difficulté de perception et de reproduction orale des participants (2), sans parler de leur difficulté d’expression. Même lorsque l’acquisition d’une compétence orale est considérée comme importante, il est accordé peu de place à la prononciation et les moyens investis ne sont pas à la hauteur des objectifs.

Plus de 90 % des quelque cinq mille étudiants de français auxquels j’ai donné des cours de prononciation pendant mes quarante ans d’enseignement en milieu universitaire ne se souvenaient pas avoir été corrigés dans le domaine de la prononciation. Cela ne veut pas dire qu’ils n’aient jamais été corrigés, mais ces corrections n’avaient pas laissé de traces marquantes dans leurs souvenirs d’apprentissage.

Les lacunes des manuels

On remarque un besoin croissant de présenter des exercices de prononciation dans les manuels, mais leur présentation laisse souvent supposer qu’il s’agit plus de répondre à des exigences didactiques qu’aux véritables besoins des participants dans ce domaine.

Les lecteurs des maisons d’édition et les auteurs de manuels constatent qu’il faut faire quelque chose dans ce domaine, mais ils semblent démunis face à cette tâche, car ils ne disposent pas des connaissances théoriques et pratiques nécessaires à la construction d’exercices adéquats. Ils sont plus à l’aise dans la construction d’exercices de grammaire que de prononciation.

Absence d’analyse des erreurs

L’examen des exercices présentés par différents manuels montre souvent qu’à la base des exercices proposés, il n’y a pas d’analyse précise des erreurs. Ainsi dans le domaine des sons il n’est pas tenu compte de leur niveau de difficulté et de leurs possibilités de correction en fonction de leur environnement et de leur place dans la chaîne sonore…

Une mosaïque d’exercices sans conception globale

Les exercices de prononciation proposés sont en général fort succincts et ne permettent pas d'espérer une maîtrise du problème considéré. On trouve souvent dans le cadre d'une leçon un exercice sur un phénomène de prononciation, par exemple le rythme de la langue française, puis on passe dans l'unité suivante à un autre thème, laissant supposer que le problème abordé précédemment est résolu. On a l’impression d’un assemblage d’exercices juxtaposés dont la progression est souvent absente ou parfois contre-productive.

Le cloisonnement des apprentissages

La prononciation n'est pas intégrée dans l'ensemble du processus d'apprentissage. Elle apparaît comme un exercice isolé, comme une obligation à remplir pour répondre aux critères didactiques du moment.

L’absence d’exercices d’écoute et de perception

Il n’y a pas d’indications ou de véritable développement d’exercices qui favorisent l’écoute et la perception, or celles-ci constituent les conditions de base nécessaires à un apprentissage efficace de la prononciation. Les manuels se contentent souvent de proposer des phrases ou des mots en opposition qu’on écoute sur le CD qui accompagne le manuel et on demande de cocher la bonne solution.

La phonologisation de la prononciation

La linguistique structurale a conduit un grand nombre d’auteurs d’activités phonétiques à proposer des exercices reposant sur des oppositions phonologiques pour maîtriser les différences pertinentes entre différents sons. Sans parler du fait qu’il est préférable de présenter les sons inconnus dans des conditions qui facilitent la perception des caractéristiques spécifiques aux participants et dans un environnement qui en favorise la production, la présentation de paires minimales ou de techniques qui en découlent augmente souvent la difficulté (cf. Dufeu, 1977).

La domination de l’intellect dans l’enseignement

La prononciation représente l’aspect le plus physique, le plus corporel de la langue étrangère, elle exprime également les sensations et les émotions du locuteur. Elle transmet donc la dimension physique et affective du langage dans un enseignement qui met en avant l’intellect, et ceci de manière parfois exclusive. La prononciation se trouve par là même reléguée en arrière-plan. En redonnant sa place à la prononciation, nous retrouvons une conception holistique de l'apprentissage et une conception globale de l'individu. Dans ce contexte le participant non seulement pense mais s’anime et ressent.

L'image de la prononciation comme phénomène complexe

Les enseignants ont, en particulier dans le domaine de la prosodie (intonation et rythme), l'impression qu'il s'agit d'un domaine difficile d'accès et aux contours imprécis. La théorie semble particulièrement abstraite et aride, de plus l’intérêt qu’elle représente pour la pratique n’est pas toujours évident.

Le renoncement face à une "mission impossible"

Parmi les idées reçues courantes dans l'enseignement existe celle de l'impossibilité d'acquérir dans le domaine de la prononciation la compétence d'un locuteur natif après un certain âge. Supposant ne pouvoir atteindre cet objectif de manière satisfaisante, certains enseignants réduisent fortement leur niveau d’exigence et s’estiment heureux lorsque leurs élèves prononcent de manière suffisamment correcte pour être compris.

Cette notion d’"âge critique" demanderait à être remis fortement en cause, nous ne pouvons la maintenir, par exemple, en ce qui concerne les Allemands qui apprennent le français (3).

Le manque de formation des enseignants

Le problème principal réside dans la formation des enseignants qui reste, en général, succincte dans ce domaine. Les enseignants disposent de peu de fondements théoriques utiles pour orienter et éclairer leur pratique. D’une manière générale, on enseigne peu les connaissances de base sur les caractéristiques prosodiques (rythme et mélodie) de la langue cible et encore moins sur les moyens de les transmettre. L’aspect pratique se réduit le plus souvent à la présentation de corrections confinées dans le domaine des sons et faisant essentiellement appel à la méthode articulatoire. Les études universitaires se limitent trop souvent au domaine de la phonologie.

On n'accorde pas ou peu de place aux moyens d’améliorer la perception des participants en créant les conditions d’écoute nécessaires pour que les participants puissent percevoir les différences entre la langue cible et leur langue maternelle.

Lorsqu’il est fait appel aux gestes pour corriger le rythme, la mélodie ou les sons, les principes de base qui conduisent au choix de certains gestes doivent être continuellement adaptés aux réactions des participants, cela suppose une expérience qui, en général, n’est pas transmise lors des études ou dans la formation pédagogique des professeurs de langues.

Les trois plans de la prononciation, le rythme, la mélodie et les sons, sont présentés le plus souvent de manière cloisonnée alors qu’il y a interpénétration entre ces plans. Certaines erreurs situées sur le plan segmental (sons) peuvent être corrigées en faisant appel au rythme ou à la mélodie de la langue cible ou en changeant leur place dans la syllabe, il faut donc avoir recours à des critères qui ne relèvent pas uniquement de leur articulation (4).

© Bernard Dufeu, 1997.

Le rythme constitue la base prosodique d'une langue, sur laquelle mélodie et sons viennent se greffer. L'acquisition du système prosodique repose donc en premier sur une maîtrise des caractéristiques rythmiques de cette langue.

Sous l’influence de la phonologie structurale l’attention des enseignants a surtout été orientée vers la perception et la production des sons de la langue étrangère, or le rythme constitue la base orale de la langue et c’est en fonction de ce rythme que les sons de la langue sont prononcés. L’erreur de prononciation de certains sons est liée à des problèmes rythmiques. En transmettant aux participants les particularités rythmiques de la langue nous facilitons leur apprentissage des sons de cette langue. Ce que la linguistique a qualifié de suprasegmental, le rythme et la mélodie, est en fait "infrasegmental".

Un problème fondamental réside enfin dans le fait que beaucoup d'enseignants ne sont pas clairement conscients de leurs propres erreurs de prononciation. Ils ne peuvent les percevoir chez eux et ils ne les remarquent que partiellement chez leurs apprenants (5). Il est donc compréhensible qu’ils n'osent pas s'engager dans un domaine dans lequel ils pressentent les limites de leur compétence pratique et dans lequel ils éprouvent un sentiment d’insécurité dû au fait qu’ils ressentent leurs déficiences sans pouvoir les cerner vraiment.

La sous-estimation de l'importance de la prononciation dans l’apprentissage


"Quand la langue a un cœur, elle s'ouvre mieux à la raison."

Il est accordé une place très secondaire à la prononciation dans la hiérarchie des priorités pédagogiques. La remarque d’un enseignant allemand à qui je parlais de l’importance de la prononciation dans l’apprentissage me semble exemplaire : "Ils ont déjà suffisamment de mal à apprendre l’essentiel !" Cette remarque illustre la perception du rôle de la prononciation dans l’apprentissage des langues. Elle a tendance à être traitée en parent pauvre.

Si, au début de l’apprentissage d’une langue étrangère, on accordait à la prononciation un dixième du temps consacré à la grammaire, l’apprentissage général de cette langue serait sans doute fortement facilité.

La portée et l'importance de la prononciation non seulement dans la communication mais aussi dans l'apprentissage en général sont sous-estimées. Une bonne prononciation est souvent considérée comme un luxe, il semble s'agir d'un travail sur des nuances. Nous reviendrons dans la troisième partie de ce texte sur cet aspect.

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Notes

1.  Cette description peut être considérée, à bon droit, par certains lecteurs comme injuste en raison des généralisations qu'elle comporte. Elle n’est sans doute valable que partiellement ou ponctuellement pour la majorité des lecteurs. Elle constitue une invitation à la réflexion et à l’amélioration de la pratique. Les indications sur le niveau de performance des étudiants reposent sur les observations faites pendant les cours de prononciation en milieu universitaire. Les remarques sur les manuels sont fondées sur les sources allemandes dont je dispose (en particulier les manuels d’enseignement du français aux adultes allemands) et sur certains manuels de FLE.

2. J’ai constaté que des participants ayant eu en moyenne sept ans de français en enseignement secondaire étaient souvent incapables lors du test au début du cours de phonétique de répéter une phrase de huit syllabes ou plus et qu’ils ne reconnaissaient pas toujours des mots qui faisaient partie du vocabulaire courant, entre autres parce qu’ils étaient prononcés à un rythme normal (c’est-à-dire souvent plus rapide que celui qu’ils avaient connu en classe), ou parce qu’ils ne reconnaissaient pas ces énoncés en raison de liaisons ou de suppression de e muets…

3. J’ai constaté pendant mon activité universitaire que les étudiants germanophones qui suivaient les cours de prononciation pouvaient atteindre dans ce domaine une compétence digne de locuteurs natifs. À la suite des modules sur la prononciation que je propose régulièrement dans le cadre des stages BELC, je pense qu'une telle observation doit pouvoir être transposée à des locuteurs d'autres langues. J’ignore ce qu'il en est pour d'autres langues cible, mais je suppose que si les enseignants disposaient d'observations adéquates sur le fonctionnement prosodiques de ces langues et de techniques sur la manière de transmettre leurs particularités rythmiques, mélodiques et segmentales, cela devrait être également possible.

4. Les principes de correction de la méthode verbo-tonale (cf. Petar Guberina 1970, Raymond Renard 1971 et 2002, Jean Cureau et Branko Vuletic 1976) ont une place modeste dans les livres de didactique sur l’enseignement des langues vivantes.

5. A titre d’exemple la majorité des enseignants de français de langue allemande prononcent un <g> devant un <r> comme un [k] : "grise" est prononcé "crise" ; <br> est prononcé comme <pr>, par exemple "quelle belle brune" est prononcé comme "quelle belle prune", "brise" comme "prise" ; <dr> est fréquemment prononcé <pr> si bien que "ils sont droits" ressemble à "ils sont trois" ; [bl] devient souvent [pl] : "blanche" est alors prononcé comme "planche", etc. Plus de 95 % d’entre eux ne sont pas conscients du fait qu'ils ne prononcent jamais [gz] mais [ks] dans des mots comme "exact", "examen" ou "exercice". Pour une analyse plus précise des erreurs de prononciation faites par les germanophones voir Dufeu, 1977.

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Première publication : 07/04/08 - Mise à jour : 05/05/11

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