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Le "français langue de spécialité" :
une démarche originale

La formation des étudiants et enseignants algériens de l’ENSET

Abdou Elimam

Entretien avec Abdou Elimam, enseignant-chercheur en linguistique française et FLE à l’École normale supérieure d’enseignement technologique d’Oran (ENSET).

La genèse de la démarche à l’ENSET

Notre approche du français langue de spécialité s’est imposée à nous par l’expérience à partir des années 2000.

Rappelons tout d’abord que la situation est particulière au Maghreb puisque les étudiants obtiennent un baccalauréat en langue arabe et entrent à l’université avec peu d’heures de cours de français (en moyenne 500 à 900 heures) et un niveau très faible dans cette langue. Or, les disciplines dans les universités sont enseignées, depuis quelques années, en français.

Notons que Madeleine Rolle-Boumlic a eu à gérer la même situation au Maroc, et nous avons donc convergé vers la même conclusion : c'est la prise en compte des besoins effectifs – et donc des réponses multiples et appropriées à apporter – qui fait défaut.

Jusque là, d’une manière générale, l’analyse des besoins consistait à faire passer un test de niveau et à positionner les apprenants par rapport à un référentiel absolu. Un référentiel qui part de "moins l’infini" à "plus l’infini" ; la "langue", en quelque sorte. On partait d’un présupposé méthodologique consistant à assigner à l’apprenant la maîtrise d’un "niveau seuil" – qui est en soi un référentiel franco-français. Certes, ce dernier ne manque pas d’utilité, cependant il demeure bien limitatif.

Autant de raisons qui ont milité en faveur du recours aux méthodologies de l’ingénierie de la formation et de l’élaboration de référentiels clairs et délimités. Quant à la démarche didactique elle intègre de manière structurelle le rapport entre la langue maternelle de l’apprenant et la langue cible.

L’importance de l’ingénierie de formation

Un petit rappel sur l’historique de l’ingénierie de formation s’impose. Suite à l’ouverture de la formation continue en France – notamment la loi de 1971 – la formation devient un droit, continu et perpétuel. A suivi un engouement pour la formation dans les entreprises et beaucoup de réflexions sur le "comment enseigner à des adultes ?" mais aussi sur le "comment les adultes apprennent-ils ?", en somme sur l’andragogie, sont apparues.

De nouvelles pédagogies plus actives, plus pratiques et réalistes (ateliers, études de cas, etc.) sont nées favorisant une grande émulation dans le milieu des formateurs. Ces nouveaux éclairages ont permis de repenser la formation en termes de projets, avec une finalité et des moyens. La question des besoins va donc trouver une traduction nouvelle.

La création d’un référentiel :

Une fois le but de la formation défini, il est alors nécessaire de repérer l’ensemble des situations que les apprenants auront à rencontrer et de collecter les données linguistiques écrites et orales qui y correspondent (textes de références, polycopiées, articles, échanges oraux, cours, conférences, messages, etc.). Une fois notre corpus collecté, nous tenons notre véritable base pour l’élaboration du référentiel linguistique. L’analyse du corpus nous permet de sérier les situations en termes d’actes de discours dans lesquels seront relevés les énoncés correspondants. On va classer ces énoncés par ordre de récurrences et hiérarchiser ces actes de langage.

C’est le seul cas de figure où l’on peut se targuer d’avoir un référentiel effectif à 100 %. Chaque référentiel créé de la sorte répond à un besoin bien identifié, propre à un domaine particulier. On est dans l’ère de la formation linguistique "à la carte" ; ce qui demande plus de préparation, il faut bien l’admettre. Mais quel plaisir prend-on lorsque l’on voit l’apprenant s’investir avec autant d’implication et de détermination !

Il faut préciser que dans une telle optique, la formation de formateurs en amont est essentielle.

L’apport des neurosciences

Dans les faits, les manuels de "français sur objectifs spécifiques" proposés sur le marché ne sont pas rédigés pour des non francophones. Or, si l’auditoire n’a pas une réelle maîtrise du français, il faut donc repenser la démarche et mieux circonscrire ses objectifs.

La question de l’acquisition et de l’apprentissage des langues trouve dans les neurosciences contemporaines des réponses fort émulatives. Les travaux – de plus en plus nombreux de nos jours – des sciences cognitives et des neurosciences témoignent du fait qu’une langue maternelle ne suit pas les mêmes processus de mise en place qu’une langue seconde ou tierce et qu’il y a une prédisposition biologique et génétique à recevoir sa langue maternelle. Les autres langues vont prendre appui sur cette langue maternelle pour se mettre en place.

Ce qui recommande au didacticien des langues de prendre en considération la langue maternelle des apprenants, mais également l’"interlangue" – l’espace durant lequel la langue maternelle interfère sur l’apprentissage.

Lorsque la démarche intègre à la fois le domaine de spécialité enseigné en français et donne une place à la langue de l’apprenant, sur le plan méthodologique, les résultats sont spectaculaires.

L'expérience de l’ENSET

Notre démarche a été expérimentée entre 2002 et 2007 à l’ENSET, suite au constat d’un double problème. Primo, près de 60 % des étudiants qui ont obtenu leur baccalauréat (en langue arabe), une fois arrivés à l’université, doivent suivre leurs cours en langue française. Secundo, les enseignants qui dispensaient leurs cours en arabe se voient dans l’obligation d’enseigner en français, ce qui pose également certains problèmes.

Afin de résoudre ces problèmes, l’accent a été mis, au départ, sur la formation des formateurs. Ainsi, les enseignants ont été formés à la démarche et ont participé à deux stages, en partenariat avec la Chambre de commerce et d’industrie de Paris.

Par la suite, un Master Pro "Didactique de la spécialité en langue française" a été ouvert et accueille, depuis, huit étudiants par an. Aujourd’hui, on compte 24 étudiants, futurs formateurs, initiés à la démarche.

Chacun de ces étudiants a choisi, pendant son année d’étude, un domaine et un public précis afin de créer un référentiel. Il y a donc des études concrètes de situations locales avec les référentiels correspondants.

Il faut désormais continuer à former et démultiplier !

Conclusion

Les résultats de cette démarche originale, qui inclut l’ingénierie de formation, l’analyse structurale en linguistique, l’approche de l’enseignement en langues étrangères et enfin les sciences cognitives et les neurosciences, sont très encourageants (en général, un taux de réussite – aux examens de la discipline enseignée en français – avoisinant les 100 %, contre 30 % quand les étudiants sont formés en FOS).

Il serait grand temps que cette démarche de formation de formateurs en FLE de spécialité puisse être intégrée dans les masters FLE en France. Les débouchés sont immenses, car c’est du français langue professionnalisante dont ont besoin les apprenants qui recourent à la langue française. Il serait contre-productif d’apprendre le français pour la littérature et une autre langue pour apprendre un métier et ensuite l’exercer, n’est-ce pas ?

Abdou Elimam

Abdou Elimam

Bibliographie

Bibliographie de survie pour ceux qui voudraient en savoir plus sur ce qu’apportent à la connaissance du langage humain les retombées des neurosciences et des sciences cognitives :

Steven Pinker, L’instinct du langage, Édition Odile Jacob, 1999
L. Jenkins, Biolinguistics, Cambridge University Press, 2000
N. Chomsky, New horizons in the study of language and mind, Cambridge University Press, 2000
P. Changeux, L’homme neuronal, Ed. Hachette, 1983

Et bien entendu, les travaux du prix Nobel : Roger Wolcott Sperry.

Pour une vision plus étendue des retombées des neurosciences, nous recommanderons un ouvrage d’initiation assez complet :

N. Fiori, Les neurosciences cognitives, Armand Colin, 2006

Rédaction : Emeline Giguet-Legdhen - Première publication : 07/03/08 - Mise à jour : 10/03/08

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