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Le français à visée professionnalisante

Le cas des filières de l’enseignement supérieur

Madeleine Rolle-Boumlic

Les expériences que nous relatons ici ne relèvent d’aucune école particulière : elles sont nourries de toutes les approches en la matière, fondées sur une expérience de 22 ans en milieu universitaire marocain, puis algérien, inscrites dans la démarche d’ingénierie de la formation et éclairées par les récentes avancées des neurosciences. Ces expériences ont été entreprises au Maroc dès 1985 et en Algérie depuis 2002. Elles tentent de répondre aux besoins en langue française des étudiants sortant d’un cursus secondaire entièrement arabisé et désirant poursuivre des études supérieures dispensées en langue française : scientifiques, technologiques, voire littéraires.

Expression de besoins urgents
dans l’enseignement supérieur marocain, puis algérien

Ayant intégré la fonction publique marocaine dès 1984, j’ai été confrontée très tôt aux problèmes liés à la marocanisation des cadres et à l’arabisation. Ceux-ci se sont accrus, lorsqu’un décret royal stipula que l’Enseignement supérieur ne serait pas arabisé. C’est alors que les premiers contingents de jeunes bacheliers désirant poursuivre leurs études supérieures ont été confrontés, sans aucune préparation, à un enseignement intégral en langue française. Les étudiants qui ont le plus souffert ont été ceux des filières où le discours spécialisé est omniprésent (médecine, biologie, agronomie, etc.). Les premiers établissements à réagir ont été les Écoles supérieures (Institut agronomique et vétérinaire (IAV) de Rabat, École nationale d’agriculture de Meknès. Dès 1985, une équipe d’enseignants-concepteurs (1) a été recrutée par un service de l’Ambassade de France, le Centre d’enseignement pour la formation d’adultes (CEPFA) pour concevoir des formations adaptées aux besoins langagiers des nouveaux bacheliers arrivant à l’IAV de Rabat. Faisant partie de cette équipe, nous avons pu concevoir des formations pour la première et la deuxième années de vétérinaire, agronomie, topographie et industrie alimentaire. Ces travaux ont fait l’objet d’une publication restreinte, essentiellement pour l’IAV. C’est lors de cette première expérience que nous avons pu prendre toute la mesure de l’importance de travailler sur des supports relevant des discours spécialisés.

Puis, en 1987, travaillant seule dans le cadre d’une formation pour l’ENAM de Meknès, nous avons complété cette approche par une analyse des discours spécialisés. En effet, les étudiants suivaient non seulement leurs enseignements en français, mais devaient, à l’occasion d’un stage effectué sur le terrain en arabe dialectal ou en berbère, tenir un cahier de stage en français. Nous avons dû répertorier toutes les situations vécues par les étudiants et qui devaient être relatées, puis nous avons collecté tous les documents en langue française véhiculant le même contenu (les semences, les plantations, la taille, l’entretien du tracteur, etc.). Nous en avons fait alors une analyse fine et élaboré un référentiel linguistique contenant toutes les compétences à faire acquérir aux étudiants pour qu’ils puissent réaliser la rédaction de leur cahier de stage. Ce travail a fait l’objet d’une publication restreinte essentiellement pour les étudiants de l’établissement. C’est lors de cette deuxième expérience que nous avons pu prendre conscience de l’importance de cette étape d’analyse des situations vécues par les apprenants.

Enfin, dès 1986, en tant que consultante-formatrice en milieu professionnel, nous avons mis en place, avec plusieurs équipes d’enseignants, des formations pour les agents de maîtrise et les cadres des établissements publics ou privés marocains. C’est à l’occasion de ces formations, que nous avons découvert l’ingénierie de la formation. Cette démarche est venue compléter et conceptualiser la démarche que nous avions nous-mêmes mise en œuvre. Ainsi, dès 1986, nous étions en possession d’un outil puissant que nous avons affiné tout au long de nos autres expériences : les méthodes de français faites au Centre d’instruction de la marine royale (CIMR) pour les élèves-matelots ("Matelots à vos classes !") et pour les sous-officiers ("Tableau de bord") ; les méthodes pour l’OFPTT ; la formation d’équipes de formateurs-concepteurs au sein des Instituts français pour l’élaboration de formations pour les étudiants scientifiques des universités.

Au Maroc, à partir de 1997, même si les besoins sont toujours présents, ils ont beaucoup diminué, en raison d’une autre disposition prise par les autorités marocaines en 1991. En effet, il a été décidé de recruter à l’École normale supérieure (ENS) de Rabat des professeurs de premier cycle de mathématiques, de sciences naturelles et de sciences physiques (qui enseignaient en langue arabe), de leur faire suivre des études linguistiques en français appropriées (formation à laquelle nous avons participé) et de les renvoyer au lycée pour assurer une discipline, bien mal nommée "Traduction", à raison de 5 h pour chacun des trois niveaux. Durant ces heures de cours, l’objectif visé est de faciliter pour les élèves le passage d’un discours spécialisé en langue arabe au même discours spécialisé en langue française. Les nouveaux bacheliers étant mieux préparés à suivre leurs études supérieures en langue française, nous nous sommes consacré à des formations plus ponctuelles pour le monde professionnel, affinant ainsi notre approche basée sur l’ingénierie de la formation.

En 2002, nommée attachée de coopération pour le français à Alger, nous avons découvert une situation analogue à celle que nous avions connue au Maroc. Si des expériences similaires à celles menées au Maroc n’avaient pas encore été entreprises, c’est que la situation dans l’enseignement supérieur était au départ très différente.

En effet, au Maroc, un décret stipule que l’enseignement supérieur doit être fait en français, à l’exclusion des études sur la langue arabe et des études islamiques, alors qu’en Algérie un décret stipule que l’enseignement supérieur doit être fait en arabe, à l’exclusion de la médecine et des sciences de l’ingénieur. La situation algérienne était donc plus difficile à gérer, car bien des enseignants, formés en langue française, continuaient d’enseigner en français.

Ce n’est que depuis 2002 que l’enseignement supérieur algérien a choisi d’enseigner peu à peu en langue française.

Attendu que le bagage en langue française de la plupart des étudiants de première année du supérieur est largement insuffisant (ils ont suivi en moyenne et dans le meilleur des cas 1200 h de langue française de la troisième année du primaire jusqu’au baccalauréat), ceux-ci sont complètement démunis dans des cours dispensés en langue française. Ils n’arrivent pas à réorganiser leurs connaissances dans cette langue pour réussir à suivre les cours (TD et TP), à se documenter, à préparer et à passer leurs examens. C’est ainsi que nombre d’étudiants abandonnent leurs études de médecine ou bien prennent un congé pour suivre une année de cours de français. Comme la plupart des étudiants ont peu de temps à consacrer à un perfectionnement en langue française et que celui-ci, lorsqu’il existe, est peu performant, nous avons opté pour l’élaboration de méthodes de français spécifiques à chacune des filières pour lesquelles une demande était formulée. Nous avons d’abord répondu à la demande de l’École supérieure de banque (ESB) d’Alger. Mais, le temps manquant pour répondre à toutes les demandes, nous avons décidé de former des concepteurs-formateurs de méthodes de français spécifiques à chaque spécialité et de les suivre étroitement dans l’élaboration de ces méthodes.

Ainsi, ont pu être menées des expériences en Algérie concernant les filières de médecine (Université d’Alger), de vétérinaire (Université de Blida), de sciences exactes (Université de Blida), d’architecture (Université de Sétif), de pharmacie (Université de Sétif), de biologie (USTHB, Alger), de sciences économiques (Centre universitaire de Béchar), de sociologie (Université de Béjaià) et d’études militaires (ENPEI, Alger). Ces expériences vont être largement étendues à la rentrée 2007-2008, car les équipes de concepteurs-formateurs ont formé et forment de jeunes magistérants dans toutes les antennes de l’école doctorale de français.

Dans tous les cas, il s’agit de proposer aux étudiants de chacune des filières concernées une formation spécifique ayant pour objectif final l’acquisition d’outils linguistiques leur permettant de réussir leur première année universitaire. Nous avons commencé par une méthode pour la première année universitaire afin de doter, en moins de 100 h, les étudiants d’outils linguistiques leur permettant de réussir leurs examens. Il s’agit d’une sorte de "trousse de secours". Pour médecine, nous avons pu poursuivre par une méthode pour la deuxième année universitaire permettant aux étudiants d’acquérir toutes les compétences en langue française afin qu’ils réussissent la suite de leurs études.

Problèmes didactiques posés et réponses apportées

Ces demandes pressantes n’ont pas été sans poser de sérieux problèmes didactiques.

Quelle méthode utiliser ?

Étant donné le niveau des étudiants en langue française (1200 h de français dans le meilleur des cas) et l’empreinte réelle qu’ils en ont de part leur environnement médiatique en français (presse et télévision par satellite), le français à enseigner ne pouvait pas être du FLE. Aucune méthode de français langue étrangère n’est en effet à même de résoudre le problème posé. D’autre part, toutes les méthodes à visée professionnelle créées ces dernières années (le français des affaires, le français de l’hôtellerie, etc.) ne peuvent apporter une quelconque aide. En effet, elles sont axées sur les savoir-faire communicatifs de la profession et non pas sur les compétences en français nécessaires à la maîtrise d’un domaine de spécialité.

C’est pourquoi, il nous est apparu très vite la nécessité d’élaborer de nouvelles méthodes adaptées à chaque public visé, soit une par domaine de spécialité.

Alors que les méthodes commercialisées ont pour objectif la maîtrise de la langue en tant que telle et l’apprentissage de la langue spécifique à un domaine particulier (structures grammaticales privilégiées, lexique spécifique, etc.), nos méthodes ont pour objectif la réussite de l’apprenant dans un domaine où la langue française est la langue d’apprentissage ou de communication (langue-outil). En effet, nous visons, par exemple, à assurer aux étudiants une meilleure maîtrise de la langue française pour suivre de façon efficace leurs études dispensées dans cette langue.

Ces méthodes ne peuvent pas être commercialisées comme les méthodes de FLE et ne peuvent être proposées que comme expérience ou étude de cas. De plus, pour un même groupe d’étudiants, elles doivent être adaptées d’une année à l’autre ; elles se veulent évolutives.

Quels supports privilégier ?

Les étudiants qui suivent leurs études dans un domaine de spécialité donné n’ont guère de temps à consacrer à l’apprentissage de la langue française. Négocier des plages horaires avec les responsables est très difficile. Dans le meilleur des cas, une formation intensive de 60 h peut être mise en place au mois de septembre avant la rentrée scolaire. Sinon, des plages horaires de 3 à 4 h par semaine peuvent être consacrées à des formations. Au pire des cas, seules des plages horaires de 1 h 30 sont libérées : il faut alors négocier pour les regrouper en plage de 3 h sur le premier semestre. Les heures consacrées à la langue française oscillent alors de 60 h à 100 h.

Poussée par la nécessité de faire vite dans l’apprentissage et confortée par les découvertes récentes sur le fonctionnement de la mémoire, nous avons été tout naturellement conduits à faire travailler les étudiants sur les documents de leur spécialité, en veillant à ce que ces documents relèvent bien des disciplines enseignées parallèlement. Ainsi, les étudiants sont tout de suite impliqués : les documents leur "parlent" ! De plus, leur mémoire emmagasine peu à peu du discours spécialisé en français qui est aussitôt réinvesti dans les cours de spécialité. Ce va-et-vient entre cours de français et cours de spécialité est d’un gain de temps incroyable et les compétences s’installent de façon plus efficace.

Bien sûr, agissant ainsi, nous avons été très vite confrontée à l’analyse des discours de spécialité. Très peu de linguistes se sont penchés sur la question. Si des études ont été faites par exemple sur le discours de la médecine ou celui des mathématiques, elles n’ont pas conduit à des référentiels linguistiques directement utilisables dans nos formations. C’est pourquoi, nous avons dû faire nos propres analyses de corpus et élaborer des référentiels linguistiques pour chaque domaine de spécialité étudié.

Nous espérons que les jeunes magistérants algériens qui vont être bientôt formés à notre méthodologie, choisiront comme sujet de thèse l’analyse des discours spécialisés.

Quelle démarche adopter ?

Mais, l’analyse du corpus n’est qu’une partie de notre méthodologie car l’analyse des besoins linguistiques, seule, n’est pas performante. En effet, les étudiants bien souvent inhibés par rapport à la langue française, refusent un enseignement classique, basé sur l’acquisition d’objectifs purement linguistiques. Il fallait donc trouver un moyen de les attirer vers les cours de langue française sans affichage des objectifs linguistiques, qui, eux, devaient être acquis de façon transversale. C’est grâce à la démarche d’ingénierie de la formation que nous avons pu résoudre ce problème. En effet, dans la première étape de cette démarche (l’audit), nous relevons toutes les situations dans lesquelles les étudiants utilisent la langue française et, pour une famille de situations donnée, nous recherchons les compétences nécessaires pour que l’étudiant réussisse dans cette situation. En parlant d’objectifs situationnels et non plus d’objectifs linguistiques, nous attirons facilement l’étudiant, car au départ, il n’a pas du tout l’impression de faire du français. De plus, cette démarche performante est la seule à même de permettre à l’enseignant-concepteur d’articuler les objectifs d’apprentissage et les besoins des étudiants, en tenant compte des multiples variables entrant en jeu (niveau de compétence langagier, profil, etc.). Cette démarche, issue du monde professionnel, est tout-à-fait adaptable à des étudiants, car ils exercent un véritable métier, pour lequel de nombreuses compétences sont nécessaires.

La méthodologie adoptée pour élaborer de telles méthodes et formations sera plus longuement décrite, en complément de ce dossier. Le travail des différentes équipes qui ont œuvré sous notre direction sera notamment exposé.

Madeleine Rolle-Boumlic
Docteur d’État en langue et littérature françaises

Première publication : 07/03/08 - Mise à jour : 07/03/08

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