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Article extrait du numéro spécial Recherches et Applications de janvier 2004
du Français dans le monde sur le FOS.

Retour au sommaireLes simulations globales

Élaboration de programmes et évaluation

Chantal Cali
Docteur en sciences du langage
Professeur à l’Académie diplomatique de Vienne
Associée au CEDISCOR-SYLED (Paris III)

Depuis 1990, où j’ai co-animé une première simulation globale fonctionnelle, la conférence internationale, cette méthodologie a marqué mes interventions d’enseignante et de formatrice spécialisée dans les domaines professionnels : diplomatie, administration publique, droit, économie, médecine. Elle a été combinée à d’autres approches, s’est intégrée à des programmes extensifs, a subi des variations, ou a été utilisée telle quelle dans des séminaires intensifs. J’aimerais examiner ici la qualité particulière qu’une simulation apporte à un enseignement de langue à visée professionnelle. Je le ferai d’un triple point de vue : les options présentées sont le fruit d’une réflexion fondée sur une pratique, elle-même liée à un travail de recherche au long cours en analyse des discours spécialisés et en didactique, à laquelle s’est ajoutée ces dernières années une activité de formatrice de formateurs dans le domaine des simulations et de l’élaboration de programmes spécialisés.

Dans cet article, on partira d’une présentation de l’origine et des spécificités des activités de simulation pour décrire ensuite le parcours et les problématiques de leur construction pour un programme sur objectifs professionnels. On s’interrogera enfin sur ce qui fait la pertinence de cette approche avant d’aborder quelques axes qui nous paraissent importants en formation.

Une méthodologie venue d’ailleurs

Un emprunt aux domaines non-linguistiques

Ceux-ci font grand usage de la simulation – terme générique désignant toute construction imitant un système réel – dès lors qu’il s’agit d’enseigner des notions et des savoir-faire professionnels à des néophytes. Les simulations reproduisent la réalité ou sont très proches d’elle, à des fins d’apprentissages divers, mais sans faire courir aucun risque aux participants ou à l’institution qui les forme : domaines scientifique, technique, médical, télématique, des métiers, mais également en sciences humaines. La revue américaine Simulating and gaming : an interdisciplinary Journal of Theory, Practice and Research a ainsi donné la parole, depuis sa création en mars 1970, à de nombreux universitaires, issus de départements très divers pour exposer les résultats de leurs pratiques et recherches en ce domaine. Une véritable théorie de la simulation s’est ainsi élaborée. Toutefois, en trente ans d’existence, il faut bien constater que ce champ constitué aborde rarement la problématique de la simulation utilisée pour l’apprentissage des langues, même si certains contributeurs ont publié des ouvrages consacrés à cette question (Jones,1995, Crookall et Oxford, 1990 ).

Évolutions méthodologiques

La didactique des langues s’est emparée en France des simulations pour construire de nouveaux objets pédagogiques au milieu des années 70, pour le français général, sous la dénomination de "simulations globales". Laissant une grande place à la créativité, ces dernières se fondent sur la construction avec les participants du cadre et des identités déterminées par le lieu-thème choisi – l’immeuble, le village – et le caractère fictif de ces deux élements (Yaiche, 1996). Elles se démarquaient ainsi à la fois des simulations à visée non-linguistique, fondées sur une imitation la plus conforme possible du système réel visé, sans souci de la dimension identitaire des protagonistes, comme des jeux de rôles proposés par les manuels. En effet, un jeu de rôle est centré sur une interaction improvisée sur un canevas entre plusieurs participants, sans grande épaisseur contextuelle ou identitaire. Il reste toujours plus fragmentaire qu’une simulation (*). Puis, à la fin des années 80, pour le français dit de spécialité, on a vu apparaître les premières simulations globales fonctionnelles (SGF) élaborées pour des milieux professionnels. Depuis, les praticiens ont continué à utiliser cet outil, en l’adaptant à ces contextes particuliers. Ceux-ci demandent d’accorder plus d’importance à la pertinence des productions par rapport au modèle visé, et ils entraînent une certaine relativisation de la notion de créativité dans la construction du cadre et des identités fictives. Ils induisent une centration sur les seuls événements de communication pertinents pour les objectifs professionnels, et la mise en place d’activités de rétroaction pragmatique permettant d’accompagner l’acquisition des savoir-faire visés. Enfin, la pression du temps est grande dans ces domaines de formation et conduit à produire des modules de simulation de plus en plus courts. C’est ainsi que pour ma part, j’ai mis au point des dispositifs de simulation plus brefs dans le montage, le déroulement et les activités d’accompagnement : les "scénarios d’interaction complexes“ (SIC), faciles à mettre en œuvre dans le programme d’un séminaire intensif, comme dans celui d’un cours semestriel extensif. Centrés sur une seule interaction de type professionnel, mais accordant beaucoup d’importance au contexte, ils se situent à mi-chemin entre une simulation globale fonctionnelle et un jeu de rôle. Dans le même esprit, certains travaillent à partir de simples "scénarios de cadrage", (Mourlhon-Dallies, 2002), d’autres intègrent des entrées potentielles de simulations dans des méthodes, et développent des "mini-simulations" (Yaiche, 2002, à propos de Café-crème 3). Cette évolution dans la pratique montre l’influence significative exercée par les domaines professionnels. De par leur nature, ces constructions nouvelles relèvent du champ de la simulation, mais leur variété justifie que l’on parle ici au sens large d’"activités de simulation" et non plus uniquement de simulation globale fonctionnelle. On voit alors que la portée de ces activités dans l’ensemble d’un programme ne sera pas la même selon la nature de l’intervention. Si on peut au sujet des mini-simulations parler d’un outil, voire d’une technique d’animation ponctuelle, il n’en va plus de même lorsque la simulation fonde toute la démarche pédagogique. Il se déploie alors une véritable méthodologie, et ce sont ses caractéristiques que nous aimerions décrire maintenant.

Les invariants fondateurs d’une activité de simulation

Tout d’abord, la richesse contextuelle joue un rôle déterminant. Il y a là au cas par cas une appréciation du seuil minimal d’invention (Caré & Debyser, 1984). Celui-ci ne doit pas être franchi si on ne veut pas tomber dans les indications parcellaires caractéristiques d’un jeu de rôle. En français langue de communication professionnelle, les éléments contextuels s’inspirent de la documentation authentique produite par le milieu cible ; ils sont sélectionnés, adaptés et donnés au groupe sous forme de dossier. Pour prendre un exemple concret, un SIC co-animé avec F. Yaiche en une douzaine d’heures en mai 2000 pour un public de juristes sur le thème "droit et biotechnologies", intitulé depuis "la mangane de discorde", a permis de simuler une médiation entre une multinationale et une association de producteurs indigènes à propos d’une prise de brevet contestée concernant un fruit tropical modifié génétiquement. Le dossier documentaire, conçu d’après le site du centre de médiation de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle, à Genève, comprenait une fiche de synthèse sur la nature et la procédure de médiation, sur les qualités d’un médiateur, des extraits du règlement d’arbitrage, de la convention de médiation. Il était complété par un dossier fonctionnel semi-ouvert, rassemblant les fiches du scénario, où s’est exercée la créativité du groupe : fiche de cadrage, liste des participants de l’équipe de médiation et des parties en présence, fiche de consignes pour les personnages, fiche de dépôt de brevet, fiche permettant de décrire la modification génétique.

Deuxième invariant : la dimension fictionnelle, qui va déclencher une dynamique de jeu. Les simulations dans la tradition française (Sippel, 2003) accordent une grande importance à ce que cadre et identité soient fictifs et construits par le groupe. Les didacticiens regroupés autour de la revue Simulating and Gaming semblent y accorder beaucoup moins d’intérêt. Ils parlent indistinctement de "rôles" joués par les participants dans la simulation. Il nous semble pourtant que la différenciation rôle / statut institutionel / personne – est particulièrement utile en simulation professionnelle. La fiction porte sur ces trois éléments. En quelques touches, un personnage bien spécifique est campé et peut être investi par son acteur. La dimension fictive met l’identité réelle à l’abri et libère des éventuelles contraintes institutionnelles d’origine en créant un autre monde (Yaiche, 1996).

Troisième invariant : la dynamique de résolution de tâches par le jeu interactif. Un SIC ou une SGF proposent certaine(s) tâche(s) communicative(s). Cela peut être une réunion de travail, une session de conférence, une rencontre professionnelle variable selon les milieux. L’enjeu en sera la communication interactive en langue étrangère, axée sur des objectifs à atteindre qui ne seront pas forcément problématiques, ce qui sépare clairement les activités de simulation des études de cas proposées dans les écoles commerciales ou d’administration. Dans une perspective didactique de l’apprentissage/enseignement d’une langue, ce n’est pas la recherche de la meilleure solution qui oriente l’action des participants, mais simplement l’accomplissement d’une tâche plus ou moins complexe par le biais des échanges langagiers.

Quatrième invariant : une approche intégrative et collaborative de l’enseignement/apprentissage. Faire vivre une simulation à un groupe suppose de viser autant les objectifs de savoir-faire professionnels que les savoirs et les savoir-être des participants, tant au niveau du rôle, de la fonction assumée que de la personne impliquée dans la situation donnée. Il y a construction partagée et négociée de l’expérience, comme de la production des discours oraux ou des écrits visés. Il y a à la fois prise de risque par l’animateur et les participants, puisqu’ils se trouvent dans un système de création d’interactions ouvert, mais elle reste contrôlée. En effet, le moment de simulation est encadré en amont par des activités de préparation documentaire, linguistique et pragmatique, et en aval par des activités de debriefing, de rétroaction sur ces mêmes plans.

Construire un programme basé sur les activités de simulation

Définir les objectifs spécifiques d’une simulation : choisir le fil rouge

Choisir le mode de la simulation permet d’obtenir une adéquation entre le milieu professionnel et les objectifs langagiers et communicatifs retenus dans le programme. Au plan didactique, cela procure une articulation naturelle des activités entre elles, orientées sur la tâche à accomplir, motivant ainsi les participants par la dynamique de réalisation d’un projet commun. C’est faire d’entrée de jeu le choix de construire le programme autour des situations de communication, relativement indépendamment du profil individuel des futurs participants, en se focalisant sur un questionnement systématique autour des situations d’usage de la langue dans le contexte cible. On peut ainsi dégager un certain nombre de situations, les décliner en termes de tâches pertinentes qui pourront devenir autant d’étapes dans le programme. Il reste, suivant les contraintes systémiques – temps imparti, niveau approximatif du groupe, etc. – à opérer une sélection, dégager des priorités, hiérarchiser. Dans une simulation, cette orientation sur les objectifs spécifiques est première, elle détermine les autres. Mais il est essentiel, surtout en tant que professeur néophyte d’un domaine, de procéder à un repérage du contexte d’intervention ou d’avoir des échanges avec des experts du milieu, avant de faire le choix des événements pertinents. C’est le contexte qui va induire ce choix, si l’on veut éviter les situations invraisemblables professionnellement.

Identifier les discours cibles et les cadres interactionnels

Cette première étape une fois franchie, il faut s’interroger sur la spécificité des discours au sens large qui traversent le(s) événement(s) de communication. Il s’agit alors d’identifier les cadres interactionnels liés aux situations sélectionnées, d’identifier les partenaires, institutionnels et individuels, et de s’interroger sur les règles de communication en vigueur, sans négliger le point de vue interculturel. Les travaux des analystes de discours comme des interactionnistes sont précieux pour mettre en évidence la grande diversité des productions qui constituent un milieu professionnel donné, montrer de façon fine comment les manières de dire s’articulent sur des façons de faire, combien un dialogue peut être plus ou moins expert, avoir plus ou moins recours à des expressions-clés véhiculant les notions d’un domaine, ou à une phraséologie spécifique marquant un discours d’action (Moirand, 1990). Plus l’animateur sera conscient des caractéristiques du discours cible, plus sa réflexion sur les documents d’accompagnement à mettre au point sera fondée. Il pourra également développer un feedback plus précis dans les activités de rétroaction.

S’adapter aux publics spécifiques

Rassemblés sur des critères professionnels plus que linguistiques, surtout pour les sessions intensives courtes, les participants en contexte FOS présentent généralement une double hétérogénéité : celle de la compétence linguistique et celle de l’expertise professionnelle. On trouve très souvent aussi en contexte universitaire un emboîtement des objectifs à prendre en compte, ainsi que le montrent très bien Binon et Verlinde (2002) au sujet de l’enseignement du français dit "des affaires" : d’un côté les besoins potentiels liés au futur professionnel visé (la gestion d’une entreprise), de l’autre les besoins actuels liés à la situation institutionnelle immédiate : passer des examens, rédiger des comptes rendus. À cela s’ajoute une contrainte systémique : la connaissance des participants se résume parfois à une liste de noms et de fonctions. Les tentatives de faire remplir une analyse de besoins ne sont pas toujours concluantes, et la dimension de la relation client avec l’institution commanditaire peut exclure d’insister. Les activités de simulation présentent l’avantage, par la focalisation dans la construction sur les tâches plus que sur les individus, de se contenter de peu d’indications sur le public. En amont de la simulation prime la dynamique de la construction du SIC ou d’une SGF, où les informations nécessaires sur les participants peuvent se résumer finalement à leur fonction, milieu d’origine et d’intervention, et à une indication très approximative de leur niveau de langue.

Une fois le dispositif de simulation construit, l’animateur peut se concentrer sur son public et la dynamique du groupe, sur les personnalités et les besoins d’apprentissage en présence : une logique de l’animation et de la flexibilité prend le pas sur celle de la construction. Il faut pour que ce pari réussisse que le programme de cours ou de séminaire mis en place au travers du fil rouge des activités de simulation prévoie suffisamment de temps pour intégrer les besoins d’apprentissage des participants. Il doit aussi offrir de véritables possibilités de choix individuels dans les rôles et les travaux proposés et si possible prévoir de scinder le groupe par compétence linguistique pour certaines plages de travail.

Les activités de simulation en fil rouge
de la construction d’un programme spécialisé

Les travaux des spécialistes le montrent : la structuration d’une simulation pour favoriser l’apprentissage gagne à être cyclique et ternaire. Pour reprendre les termes de Garcia-Carbonnel et alii, (2001), s’appuyant sur les travaux de Kolb (1984) :

Students participants apply their knowledge or skills to the currents experience and perceive a real feeling of success or failure on seeing the results of their performance. For there to be a change in attitude, behavior or knowledge, learning must be cyclical in which, for example, there is a phase of concrete experience followed by observation and reflexion on that experience, then a phase of abstract conceptualization followed by new experimentation – and the cycle repeats itself. In simulation and gaming, the cycle of experience is simulated and therefore can be manipulated by the teacher/facilitator for pedagogical purposes.

Cette structuration cyclique se retrouve dans les travaux des didacticiens s’inspirant des neurosciences (Trocmé-Fabre, 1999). Cette dernière préconise une structuration ternaire des activités d’apprentissage, pour soutenir le travail cognitif des apprenants. Une tâche centrale est ainsi encadrée d’une phase de sensibilisation active, puis suivie d’une phase de retour réflexif et élaboratif.

On voit ainsi que si l’on a choisi la méthodologie de la simulation comme moyen de structurer un programme de cours, ou de séminaire, d’un point de vue volume horaire, l’activité propre de simulation des événements de communication retenus n’occupera sans doute qu’environ la moitié du temps. Le reste sera consacré en partie aux activités préparatoires liées à la construction du cadre et en majeure partie aux activités réflexives ou exploratoires, de type linguistique ou pragmatique, en amont, puis en aval du moment de simulation. À cela s’ajoute le temps nécessaire à l’ouverture et à la clôture d’une session de formation : présentation du programme, des participants et du "contrat" de simulation spécifiant le rôle de l’animateur et les règles du jeu, et en dernier lieu, le bilan de la formation.

La pertinence des activités de simula tion : pistes de réflexion

La modélisation d’une communication professionnelle

Cette question se pose avec une acuité particulière dans les simulations portant sur des domaines de spécialité. On peut imaginer l’importance de cette question de "validation" du modèle (Feinstein & Cannon, 2003) dans les domaines scientifiques, mais aussi en formation continue lorsque l’on forme des diplomates par exemple à la négociation multilatérale. Il faut que les paramètres du système simulé soient suffisamment pertinents par rapport au système de référence pour produire dans la dynamique de la simulation les problématiques et les productions interactives et textuelles typiques de la situation à laquelle on veut entraîner les participants. Il me semble que même si dans un contexte d’apprentissage des langues, le degré de pertinence professionnelle peut être amoindri, puisque les savoir-faire en soi ne sont pas l’objectif des formations linguistiques, mais leur réalisation en langue étrangère, ce critère va influer grandement sur la qualité du programme proposé. Les réalisations linguistiques sont indissociables des savoir-faire sous-jacents. La pratique montre d’ailleurs que les institutions commanditaires sont très sensibles, dans l’examen des programmes qui leur sont proposés, à cette pertinence. Sans tomber dans le réalisme le plus plat, ni renoncer à la dimension fictive, il s’agit de sélectionner des interactions précises, avec les participants légitimes selon la situation, et de mettre à disposition la phraséologie et la terminologie idoine. Tout cela suppose de la part de l’intervenant une préparation documentaire préalable, parfois complétée par une recherche sur le terrain, et des contacts avec des experts du domaine. Bref, il lui faut, dans les cas les plus pointus, pratiquer une véritable "didactique d’investigation".

De la modélisation des discours dans une perspective didactique
à l’élaboration des outils d’intervention pédagogique

Les recherches en acquisition des langues ont montré que pour ce qui est de l’acquisition de compétences pragmatiques, le fait d’avoir un modèle des usages linguistiques et des modèles praxéologiques à acquérir favorisait l’apprentissage. G.Kasper (2001) a souligné l’importance de "routiniser les connaissances pragmalinguistiques", elle a également dans un ouvrage récent sur l’enseignement des aspects pragmatiques de la communication rappelé les résultats des études entreprises : un enseignement pragmalinguistique explicite possède un impact positif sur l’acquisition en ce domaine, surtout s’il s’insère dans un type d’utilisation du matériel didactique actif et collaboratif. La structuration ternaire des activités de simulation ne peut en ce sens que favoriser l’apprentissage, si celui-ci offre dans le même temps aux apprenants des repères portant sur les genres discursifs ou les schémas d’interaction attendus. En allant plus loin que les usages pragmalinguistiques, nous avons essayé dans notre travail sur les interactions en plénière de conférences internationales (Cali, 1999) de construire, de manière empirique à partir d’un corpus, des schémas interactionnels pouvant servir de base à la SGF "la conférence internationale".

Dans la recherche sur l’acquisition des langues, De Pietro et Schneuwly (2000) ont souligné la nécessité de construire "un modèle didactique du genre", qu’ils considèrent comme objet potentiel d’enseignement :

Ainsi, le modèle didactique du genre nous fournit en quelque sorte des objets potentiels pour l’enseignement. Potentiels, en effet, d’une part parce qu’une sélection doit être faite en fonction du niveau des apprenants, d’autre part parce qu’il ne saurait s’agir d’enseigner le modèle en tant que tel : c’est à travers des activités, par des manipulations, des productions simplifiées, des analyses, en communiquant ou en "métacommuniquant" à leur propos, que les apprenants vont, si possible, s’approprier les comportements modélisés.

Nous ne pouvons que souscrire à cette vision de l’enseignement-apprentissage des compétences pragmatiques et discursives. Et ce d’autant plus à l’oral, où le caractère émergent des interactions (Bange, 1992), c’est-à-dire largement imprévisible, lié à la co-construction du sens, ne laisse pas d’autre choix, si l’on veut conserver le caractère réaliste des activités simulées, que d’utiliser ces modèles sur le mode incitatif, réflexif, ouvert, et non rigidement imitatoire.

Mais il nous semble qu’une pratique fondée et pertinente des activités de simulation se heurte à la rareté de ces modèles didactiques de genre comme objets d’orientation pour l’enseignement. Une banque de données rassemblant ce type de recherches représenterait pour tous les enseignants intervenant en FOS sur le mode simulatif un grand pas en avant, et pourrait nourrir des pistes de recherche sur le délicat passage entre la construction théorique de ces modèles didactiques, et leur adaptation pour l’usage face à un groupe d’apprenants donné.

L’intégration de la dimension émotionnelle

Nous ne reviendrons pas sur les aspects déjà signalés comme spécifiques des activités de simulation, et qui favorisent l’apprentissage-acquisition : intensité et volume des interactions entre apprenants, meilleure mémorisation par un maniement actif et réflexif de la langue. A cela s’ajoute que l’aspect ludique de la simulation – sa dimension fictive au niveau des personnes, des rôles et du cadre – permet, même dans les cas les plus pertinents par rapport au système de référence, de laisser sa place à la créativité, à l’humour, au rire, bref à une dynamique de groupe tonique (Yaiche, 2002). Cette prise en compte de la dimension émotionnelle dans un contexte bienveillant offre à tous les participants ce qui est considéré par les dernières recherches sur le cerveau et l’apprentissage comme l’environnement le plus favorable à ce dernier : un minimum de menace pour la face de chacun couplé à un défi élevé au niveau des objectifs (OCDE, 2002). De ce point de vue, les publics spécifiques sont aussi sensibles que les autres, et la simulation une méthodologie puissante.

L’enseignement-apprentissage du savoir-être
au travers des activités de simulation

Nous aimerions pour conclure cette partie aborder un dernier point : les activités de simulation comme tremplin pour l’enseignement-apprentissage du savoir-être. Le Cadre commun de référence pour l’apprentissage des langues du Conseil de l’Europe classe le savoir-être dans la catégorie "compétences générales" de l’apprenant (Trim, CECR,1996). Il ne le considère que du point de vue du style psycho-cognitivo-comportemental de ce dernier, dans ses retentissements sur le processus d’apprentissage et la communication inter-personnelle. Or il nous semble qu’il existe un autre type de savoir-être, lié celui-ci à la situation, et qui a tout à gagner à être appréhendé par la catégorie "compétence pragmatique", en liaison avec le cadre interactionnel, les schémas praxéologiques et le genre discursif correspondant à l’événement de communication choisi. On peut ainsi en faire un objectif d’apprentissage, tout en respectant le niveau de la personne de l’apprenant, car le savoir-faire se situera au niveau du rôle, de la fonction et du statut fictif assumé. Bien entendu, pour un savoir-être du type "savoir-être courtois" ou "montrer de l’autorité", en tant que président de séance dans une réunion formelle par exemple, la palette des réalisations discursives acceptables est suffisamment large pour laisser aux profils d’apprenant la place de s’inscrire. Et si dans les moments de feedback pragmatiques, le groupe critique un président trop laxiste correspondant peut-être à un participant trop gentil, on pourra proposer un recadrage non pas psychologique, mais discursif et praxéologique, en faisant rechercher par exemple ce qu’il aurait été adéquat de dire et de faire pour que la réunion se déroule plus efficacement, et en proposant d’en faire l’essai à la prochaine occasion. On peut ainsi par petites touches inscrire l’entrainement à des qualités de savoir-être comme la politesse, la bienveillance, la cordialité, l’autorité, etc., suivant le milieu et les situations professionnelles considérés, dans le plus grand respect des profils réellement présents dans le groupe. Les activités de simulation offrent là un outil d’entraînement inégalable, surtout s’il peut être appuyé par des moyens techniques comme un caméscope, ouvrant ainsi la voie à l’évaluation en autoscopie des prestations réalisées. Cela se justifie chaque fois où les savoir-faire professionnels sont liés à des savoir-être particuliers : interactions de service, situations de recrutement, conduite de réunion, etc. Cela doit être fait dans le respect de l’identité de chacun, en jeu certes, mais non en cause, protégée par les rituels du feedback critérié, le jeu de masque permis par la dimension fictive, et la priorité donnée aux objectifs pragmatiques.

On le voit, la pratique de la simulation peut entraîner sur des chemins transdisciplinaires complexes : il faut pouvoir tisser en permanence des liens entre la dimension communicationnelle, discursive, interactive, interculturelle du domaine de spécialité choisi, et tout ce qui est produit et se produit en classe dans la dynamique du groupe.

Quelles conséquences pour la formation
à l’animation d’activités de formation ?

Y a-t-il des aspects spécifiques dans la formation d’enseignants à l’animation d’activités de simulation en langue professionnelle ? Sur la base de notre expérience de formatrice, il nous semble qu’un certain nombre de compétences spécifiques sont à acquérir, mais que celles-ci sont transversales aux domaines de spécialité. Mis à part l’objectif de construction des savoirs de base dans le domaine considéré, plus articulé sur les savoir-faire en simulation qu’avec une autre méthodologie, et variable selon les domaines d’intervention, trois axes de formation aux compétences d’animation nous semblent spécifiques.

Tout d’abord, donner des outils d’orientation stratégique et de prise de décision pour le repérage et la sélection des éléments pertinents dans la construction, l’élaboration des activités d’accompagnement puis le déroulement de la simulation. L’expérience a montré que les enseignants se posent spontanément beaucoup de questions sur le profil de leurs futurs apprenants, mais que l’identification des tâches communicatives en contexte, leur déclinaison en macro- et micro-objectifs, la sélection et production des documents de soutien et de modélisation leur demandent un renversement de perspective qui ne va pas toujours de soi. Il s’agit de faire expérimenter combien ces outils sont tout aussi indispensables dans la phase d’animation : l’intervenant doit constamment et en direct face au travail du groupe, identifier et rester focalisé sur l’objectif principal de chaque séance. Gardien des objectifs de la simulation, il doit pouvoir les reformuler au groupe si nécessaire, sélectionner dans ce qui se passe les éléments pertinents pour les proposer à la réflexion dans les moments de rétroaction, etc. Cela demande sur un système dynamique et aussi ouvert que des activités de simulation une grande vigilance, et une bonne centration de l’intervenant sur l’essentiel. Nous avons baptisé ces outils d’orientation "les balises" (Cali, 1999). Elles sont au nombre de trois – la balise des objectifs communicatifs, la balise des discours spécifiques, et celle des publics. Elles permettent en toutes circonstances de faire le point, de savoir où l’on en est, et de décider d’une focale d’intervention, sans rien oublier de ce qui fait la trame de toute situation d’enseignement en langue professionnelle.

Ensuite, faire acquérir un savoir-faire de gestion d’un système complexe : en simulation, l’enseignant a mis en place un nouveau cadre dans sa classe, à l’intérieur duquel ce n’est plus lui mais les apprenants qui construisent et décident : "declassrooming the classroom" (Garcia-Carbonnel et alii, 2002). Il y a donc une décentration nécessaire de l’animateur, conduisant à une nouvelle position qui se rapproche plus de celle du coach en milieu sportif. Les didacticiens anglosaxons parlent alors de "facilitateur". Il accompagne le groupe dans sa production, garde à distance un œil sur chacun et intervient si nécessaire, pour rappeler les cadres, les objectifs, les règles de la simulation, le temps imparti, discuter d’une difficulté d’apprentissage ou d’insertion de l’un ou de l’autre, décider le cas échéant d’une modification du programme initial. Il abandonne certes une partie de sa parole et de son pouvoir, mais il conserve une fonction structurante décisive. Cela suppose un entraînement aux activités de synthèse, de recadrage et de feedback dans le cours de l’action et a posteriori.

Enfin, il faut sensibiliser aux savoir-être pragmatiques liés à ces savoir-faire professionnels : savoir construire ce que j’appellerais "la face souriante du groupe", celle qui peut se développer quand les valeurs de respect et de bienveillance envers chacun fondent les interventions de l’animateur mais aussi celles des participants entre eux. Il faut apprendre à poser et à intervenir sur ces cadres rituels, notamment lors des séances de rétroaction pragmatique, filmées ou non. Cela suppose de développer les compétences d’écoute active de l’enseignant, de l’encourager à se taire et à observer plutôt qu’à agir. Il faut développer également les capacités d’empathie par rapport aux modes de fonctionnement de son groupe et à ses émotions, pour pouvoir comprendre, accompagner voire anticiper la dynamique de la simulation. Les séances commentant et analysant l’évaluation critériée en groupe d’une tâche simulée sont en formation un des moments privilégiés où s’installe une métacommunication didactique, et qui peuvent conduire à saisir par l’expérience réfléchie l’essence de ces savoir-être indispensables à une animation efficace, et à une simulation heureuse.

Pour conclure, les activités de simulation nous paraissent particulièrement adaptées aux objectifs d’enseignement-apprentissage en français à visée professionnelle. Liant savoirs, savoir-faire et savoir-être, elles permettent aux participants de mettre à l’épreuve leurs compétences linguistiques et pragmatiques en toute liberté et avec un brin de fantaisie. Aux formateurs, elles apportent un outil complémentaire, ou central, à leur convenance, pour cibler efficacement leurs programmes et mettre en marche sans coup férir une dynamique de travail productive.

Note

* Pour une présentation plus approfondie des différences et similitudes entre simulation, simulation globale et jeu de rôle, voir Sippel, 2003, p. 75-80 et Yaiche, 1996, p. 23-24.

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Première publication : 12/07/06 - Mise à jour : 12/07/06

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