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La phonétique au chevet
de l'apprentissage du français parlé

Edith Madeleni et François Wioland

Institut international d’études françaises et université de Strasbourg

Les langues d’origine européenne qui côtoient historiquement le français possèdent un accent lexical alors que le français ignore l’accent de mot : un francophone monolingue ne sait pas ce qu’est un accent, il le découvre en apprenant l’anglais ou l’espagnol par exemple. Cet état de fait qui est le résultat de l’évolution historique (les autres langues romanes ont un accent lexical) induit une originalité rythmique qui a d’importantes implications dans la pédagogie de la prononciation.

Dans le discours, l’absence d’accent lexical enlève au mot français son indépendance, obligé qu’il est de se fondre dans le moule du "mot phonétique". En effet, un mot tel que heure, par exemple, dont le modèle de prononciation donné par le dictionnaire est / œR /, n’apparaît dans la communication orale que dans le cadre de "mots phonétiques" sous différentes formes phonétiques de type : "à une heure" / - - nœR /, "elle est à l’heure" / - - - lœR /, "dans deux heures" / - - zœR /, "à quatre heures" / - - tRœR /, "pour cinq heures" / - - kœR /, "à sept heures" / - - tœR /, qui intègrent en l’occurrence les marques de genre et de nombre. C’est dans le cadre du "mot phonétique", et non du mot lexical comme c’est le cas dans nombre de langues, que s’organise de façon à la fois simple et régulière la structure phonétique du français parlé. La prise de conscience par l’apprenant de l’existence d’une structuration syllabique identique pour des "mots phonétiques" comme :

vous en avez
pour une année
j’ai rendez-vous
pas tout à fait
de beaux enfants
y avait des gens
tout à l’avant
déboutonnez
dans mon auto

de type / CV CV CV CV /

est incontournable en raison de la règle de grammaire de l’oral qui veut qu’une consonne qui rencontre une voyelle dans le cadre d’un "mot phonétique" forme automatiquement syllabe avec elle, le vrai coup de foudre ! Évoquer des cas dits de liaison ou d’enchaînement, c’est faire référence à la représentation graphique qui sépare par un blanc la consonne et la voyelle concernées. Pas de blancs à l’oral mais des suites de syllabes bien différenciées les unes des autres, que les consonnes qui les composent soient ou non des consonnes dites de liaison. Les cas dits de liaison suivent comme les autres syllabes de structure CV une habitude de prononciation tout à fait générale du fait de la fonction centrale du "mot phonétique" en français parlé.

Une autre structuration syllabique possible du "mot phonétique" de type / CV CV CVC / permet d’évoquer la position faible des consonnes prononcées en finale de syllabe comme, par exemple, / s / dans "par avance", / R / dans "tout à l’heure" ou dans "nos amours", / d / dans "c’est torride", / l / dans "que fait-elle ?" ou / ζ / dans "mon garage".

Nombre de graphies consonantiques finales de mots lexicaux comme, par exemple, "s" dans "à vous", "t" dans "c’est tout" ou "p" dans "beaucoup" sont muettes et il est difficile pour un apprenant de savoir quelles consonnes dans cette position historiquement faible sont "mortes" ( = muettes) et quelles sont celles qui sont encore "en vie" ( = prononcées) ? Face à la mort, chaque cas est particulier ; pas de règle ! Si, au même titre que d’autres consonnes comme / z / et / t /, par exemple, sont muettes en finale absolue en raison de leur position faible, elles sont prononcées à l’intérieur du mot phonétique en raison de leur position initiale de syllabe comme dans "vous avez" ou "tout à fait". Les consonnes dites de liaison ne ressuscitent pas, elles n’ont tout simplement jamais disparu du fait de leur position initiale de syllabe dans le "mot phonétique" qui est une position forte. Aussi le modèle d’apprentissage du français parlé ne peut-il être le mot lexical mais le "mot phonétique".

L’une des premières démarches à suivre dans l’apprentissage du français parlé consiste en un découpage en "mots phonétiques" les plus courts possibles en réception comme en production d’expressions orales. Le découpage en "mots phonétiques" d’un énoncé n’est pas aléatoire ni multiple à l’extrême, il se résume le plus souvent à deux distributions rythmiques possibles. L’énoncé "bonjour madame" peut correspondre en effet à un ou à deux "mots phonétiques".

D’un point de vue didactique, nous ne saurions trop recommander le modèle en deux "mots phonétiques" à savoir : "bonjour / madame", chaque mot étant composé de deux syllabes prononcées. Ce modèle doit permettre une visualisation de la structure syllabique du "mot phonétique" comme, par exemple :

(1) "pourquoi pas ?"

/ CVC CCV CV /
pour quoi pas

(2) "attention"

/ V CV CCV /
a tten tion

(3) "vous y étiez"

/ CV CCV CCV /
vou zjé tiez

(4) "sans blague !"

/ CV CCVC /
sans blague

(5) "sans doute"

/ CV CVC /
sans doute

(6) "elles y pensent"

/ VC CV CVC /
elle zy pensent

(7) "à Paris"

/ V CV CV /
à Pa ris

(8) "dans un moment"

/ CV CV CV CV /
dan zun mo ment

(9) "pas toujours"

/ CV CV CVC /
pas tou jours

(10) "aujourd’hui"

/ V CVC CCV /
au jour d’hui

L'étape suivante concerne le rythme généré par le "mot phonétique" et plus particulièrement ce qui est important pour l’oreille francophone, à savoir : 1) le nombre de syllabes prononcées par "mot phonétique", et 2) l’identification précise de la dernière syllabe prononcée de chaque "mot phonétique" :

exemple

Aussi est-il très utile de s’imprégner d’abord des modèles rythmiques de base par "mot phonétique" qui mettent en évidence la durée articulatoire de la dernière syllabe comme, par exemple :

  "bonjour", "ça va", "n’est-ce pas ?", "j’adore", "pourquoi ?", "t’es où ?"

   "tout à fait", "on y va", "qu’est-ce que c’est", "mais t’es où ?", "à Paris"

    "n’oubliez pas", "la météo", "à ta santé", "avec plaisir", "j’ai pas aimé"

     "bon anniversaire", "la télévision", "exceptionnellement", "à l’aéroport"

"oui", "bien", "non", "tiens !", "si", "deux", "vous", "vite", "bon"

puis de leurs rapports lorsqu’ils sont au contact les uns à la suite des autres dans le discours comme, par exemple :

(1) 2 et 2 :

bonjour / madame
demain / à l’aube

(2) 3 et 3 :

en suivant / les premiers
elle viendra / en auto

(3) 4 et 2 :

il m’a serré / très fort
t’y arriveras / très vite

(4) 2 et 3 :

j’espère / y arriver
demain / à huit heures

(5) 3 et 4 :

il y pense / mais pas souvent
nous étions / dans un bouchon

(6) 3 et 2 :

est-ce encore / possible ?
tu vas v’nir / en France

(7) 4 et 4 :

un chocolat / et un p’tit pain
arrêtez-le / si vous voulez

(8) 1 et 2 :

tiens / c’est drôle
deux / ou trois ?

(9) 4 et 1 :

j’ai visité / Londres
nous avons pris / l’autre

(10) 1 et 3 :

toi / tu bouges pas
elle / elle le peut

(11) 2 et 4 :

c’est elle / qui vous guidera
à l’heure / qui vous convient

(12) 1 et 4 :

tous / au rendez-vous
seul / il n’ira pas

(13) 2 et 5 :

en France / et en Italie
j’avoue / ne pas y penser

(14) 4 et 3 :

n’hésitez pas / à m’appeler
elle est inscrite / à la fac

(15) 2 et 1 :

à trois / bien
à eux / certes

(16) 5 et 5 :

aux États-Unis / ou au Canada
dans ces conditions / c’est inévitable
vous m’avez donné / une très bonne idée

L’alignement des barres obliques essaye de visualiser très empiriquement l’équilibre temporel entre les "mots phonétiques" successifs, à savoir l’égale importance de chacun des "mots phonétiques" et par conséquent le débit qui varie en fonction du nombre de syllabes : plus rapide lorsque le nombre de syllabes par "mot phonétique" augmente, plus lent lorsque le nombre de syllabes diminue. Dans la grande majorité des cas observés lors de conversations en direct en français, la différence du nombre de syllabes entre "mots phonétiques" successifs est nulle (exemples : 1, 2, 7, 16) ou d’une syllabe seulement (exemples : 4, 5, 6, 8, 14, 15), les différences de plus d’une syllabe ne représentant pas plus d’un tiers des cas (exemples : 3, 9, 10, 11, 12, 13).
Il en va de même pour les suites de trois "mots phonétiques" comme, par exemple :

(1) 3, 2 et 3 : j’ai toujours / aimé / voyager
(2) 2, 2 et 2 : tu tournes / bientôt / à droite
(3) 3, 3 et 3 : nous pensons / y rester / quelques jours
(4) 4, 2 et 5 : j’ai oublié / de prendre / mes médicaments
(5) 3, 1 et 2 : si tu peux / viens / tout de suite
(6) 4, 4 et 4 : quand on arrive / on aimerait bien / pouvoir souffler
(7) 4, 2 et 3 : dépêchez-vous / le train / va partir

Nous ne retenons ici que des rythmes ternaires qui permettent à l’apprenant à se familiariser avec les équilibres rythmiques et les adaptations du débit en fonction du nombre de syllabes qui en résultent afin de tendre vers un rythme à la française :

Rythme de 2 2 2

         

une fois n’est pas coutume
c’était dans l’air du temps
elle est toujours en r’tard
pourquoi conduire si vite

Rythme de 3 3 3

            

vous semblez hésiter quelque peu
les photos que t’as prises l’an dernier
une salade du jambon et des pâtes
comme tu veux en métro ou en bus

Rythme de 2 2 3

          

ici tout l’monde est aimable
je parle français tous les jours
Elle joue très bien du piano
j’adore parler politique

Rythme de 2 3 2

             

j’espère vous revoir bientôt
il part en voyage à Londres
tu prends du poisson n’est-ce pas ?
elle voit des problèmes partout

Rythme de 1 2 3

           

viens j’t’attends au café
marche avec élégance
mets ta ch’mise au lavage
oui mais pas aujourd’hui

Rythme de 3 4 3

               

pouvez-vous nous envoyer vot’ CV ?
j’ai trouvé son numéro sur le net
quand tu peux tu m’téléphones au bureau
le congrès des professeurs de français

On ne saurait trop insister sur l’importance de la dernière syllabe prononcée des "mots phonétiques" pour la compréhension du français parlé. Étant systématiquement finale de "mot phonétique" cette syllabe ne se caractérise pas par une énergie acoustique comme l’accent "tonique" dans nombre de langues, mais par une énergie articulatoire très marquée. Le secret du français parlé réside dans la "bonne prononciation" de la dernière syllabe prononcée des "mots phonétiques". La mise en pratique de ces aspects fondamentaux qui touchent à la structuration propre de l’expression orale en français devrait permettre à l’apprentissage de la prononciation de quitter le chevet du lit pour pouvoir découvrir le monde vivant des sons du français et en bénéficier pleinement. La vie sociale des sons du français* est un ouvrage qui vous donne un modèle d’apprentissage des habitudes de prononciation. Ce modèle de fonctionnement de l’expression orale qui permet de replacer dans son contexte global tout fait de prononciation en n’utilisant la graphie qu’à bon escient prend successivement en compte : 1. le cadre social qui régit la vie des sons – le mot phonétique, 2. les comportements qui découlent des positions sociales des sons – le nombre extrêmement limité de positions est d’un grand intérêt didactique, 3. les relations inter-individuelles des sons en contact – affinités ou incompatibilités. La correction phonétique est un diagnostic, une évaluation dont les objectifs correspondent à un modèle dont l’apprenant connaît les composantes mais n’en maîtrise pas encore la réalisation. La maîtrise souhaitée à l’oral par l’apprenant est facilitée par une représentation non ambiguë des habitudes de prononciation qui forment un tout cohérent d’une grande simplicité.

Note

* Wioland, L’Harmattan, 2005, 216 p.

Première publication : 07/04/08 - Mise à jour : 07/04/08

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