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Concevoir et mettre en œuvre
un curriculum porteur de sens

Le cas du français sur objectifs spécifiques
dans un contexte de langue seconde (1)

Mohamed Miled

Dans la problématique du rapport au savoir, nous voudrions situer notre réflexion autour de la signification donnée aux apprentissages universitaires, aux fonctions qui leur sont assignées et à la façon dont ils sont perçus par les apprenants. Bernard Charlot, sociologue de l’éducation, définit le rapport au savoir comme étant "un ensemble d’images, d’attentes et de jugements qui portent à la fois sur le sens et la fonction sociale du savoir et de l’école, sur la discipline enseignée, sur la situation d’apprentissage et sur soi-même" (2).

La prise en compte de cette dimension significative constitue un indicateur institutionnel du degré de pertinence des curricula (autrement dit, leur degré d’articulation à la demande sociale) et un facteur de motivation et de maintien de cette motivation chez l’étudiant qui perçoit la valeur de la tâche visée par l’enseignement.

Pour illustrer cette réflexion, nous présenterons l’exemple de l’élaboration des contenus d’enseignement dans le domaine du français sur objectifs spécifiques (FOS) qui relève d’une formation universitaire obéissant à des normes académiques et d’une exigence professionnelle, deux données qui ne sont pas toujours aisément conciliables, du moins dans certains contextes éducatifs.

Dans le domaine de l’éduction, on assiste depuis quelque temps, au passage à un paradigme plus ou moins explicité, où émerge la notion de signification donnée aux apprentissages scolaires et universitaires. Cette tendance est perceptible aussi bien dans l’élaboration du curriculum que dans les pratiques d’enseignement. Certains traits la mettent en évidence :

– Le passage progressif de programmes axés sur des contenus vers ceux conçus en termes d’objectifs puis en termes de compétences : une compétence est au service d’une tâche et elle est d’ailleurs définie par rapport à des fonctions dans la vie quotidienne ou professionnelle (la communication en langue, la résolution d’un problème, une action exercée sur le milieu) autant de tâches qui motivent l’accès aux savoirs et la manipulation de savoir-faire appropriés. On peut citer, à cet égard, l’exemple du Cadre européen commun de référence pour les langues et ses adaptations dans certains contextes.

– L’analyse des besoins comme un préalable à la mise en œuvre de programmes de formation ciblés : cette démarche constitue une procédure de rapprochement entre les besoins de la société et l’offre de formation ; c’est par rapport à cette analyse que des référentiels de métiers ont été conçus pour inspirer des actions de conception de programmes de formation universitaire ; ce qui tend à faire rapprocher ces formations d’une certaine employabilité escomptée.

– La mise en réseau de l’institution universitaire avec les entreprises ou les structures de recrutement : cette forme de partenariat implique le recours aux professionnels dans la conception et la réalisation des programmes de formation (dans les cursus des licences professionnelles ou appliquées, par exemple).

Au plan didactique, certaines approches ont eu tendance à conférer du sens aux apprentissages ; dans l’apprentissage du français, elles se sont traduites par :

  • le choix de thèmes ou de centres d’intérêt directement inspirés de la réalité et du vécu de l’apprenant ;
  • le recours aux textes authentiques ;
  • l’introduction des méthodes directes ;
  • la centration sur l’apprenant, les usages des supports audio visuels jugés plus attractifs et plus motivants ;
  • l’organisation d’ateliers d’écriture pris en charge souvent par des spécialistes de la création littéraire (les écrivains) ou des journalistes, etc.

Hormis cette prise en compte de l’apprenant, forcément porteuse de sens, les responsables des systèmes universitaires ont préconisé un autre facteur socialement source de signification et donc de motivation : celui d’une articulation nécessaire avec les perspectives socioprofessionnelles. On avance la notion d’employabilité qui est susceptible de conférer du sens aux apprentissages, puisqu’elle interpelle l’étudiant dans son avenir et dans son insertion professionnelle à la suite de la formation universitaire.

Or, à la différence d’un cursus de formation professionnelle à orientation pragmatique, le contexte universitaire nous met face à un paradoxe : préparer l’étudiant à son futur métier et en même temps sauvegarder une orientation universitaire plus ou moins académique où prédominent la capacité d’abstraction, l’esprit critique et la complexité conceptuelle, donc, des compétences de haut niveau. On a ainsi, d’une part, des impératifs inscrits dans la logique d’une profession, susceptibles de favoriser l’intégration du futur diplômé dans le monde du travail, et d’autre part, des exigences liées à une formation fondamentale transcendant les spécificités des métiers, lesquels connaissent, au demeurant, des mutations constantes et imprévisibles.

Nous nous proposons de cerner cette problématique à travers le champ des langues appliquées (que nous illustrerons par l’exemple du FOS).

La réflexion sur les utilisations pratiques du français langue étrangère ou seconde dans les domaines professionnels remonte aux années quatre-vingt avec une évolution significative de ce fonctionnalisme :

– d’abord, par le recours à des outils comme la méthode VGOS (Vocabulaire général d’orientation scientifique), qui était limitée à une liste d’unités lexicales ;
– ensuite, l’approche notionnelle-fonctionnelle, basée essentiellement sur des actes de parole à orientation professionnelle et qui a été jugée plutôt réductrice ;
– et récemment, le français de spécialité ou FOS qui s’étend à des situations et des discours professionnels.

Cette approche de l’enseignement d’une langue étrangère utilisée dans un champ professionnel (la médecine, la banque, le tourisme…) fait apparaître un nouveau paradigme à l’université en suscitant un changement dans les rapports à la langue ; celle-ci est apprise et enseignée en référence à une transformation du marché linguistique et à une volonté d’une meilleure prise en compte de la communication dans l’environnement professionnel.

Au plan didactique, cette orientation se traduit par la prise en compte des concepts ou des outils suivants, qu’ils soient nouveaux ou récemment revisités :

  • l’analyse des besoins de l’institution ou du métier ciblé ;
  • le référentiel des métiers ou des qualifications inspirant la conception de contenus de formation en termes de compétences à faire acquérir à l’étudiant ;
  • une motivation des apprenants alimentée par les perspectives d’une insertion professionnelle possible ;
  • le choix d’un corpus d’exemples, de textes et de supports variés puisés dans l’environnement professionnel cible.

Cette logique a ainsi conduit à une régulation et à une adaptation méthodologiques dans l’enseignement de la grammaire, du lexique et des discours.

On a affaire donc à un champ qui se veut l’illustration d’un rapport de fonctionnalité avec le savoir à faire acquérir ; néanmoins, cette fonctionnalité devrait être déterminée par des impératifs liés à une formation universitaire où devrait prédominer aussi le développement de capacités intellectuelles transférables pour parer aux aléas des professions inévitablement mobiles et quelquefois imprévisibles.

Dans cette perspective, enseigner un savoir relatif à ce domaine ne peut être assujetti à un rapport de transmission de connaissances (soit sur la langue, soit sur le métier, objet de formation) ni de savoir-faire linguistiques très ciblés, la plupart du temps réducteurs. Il s’agit plutôt de mettre en œuvre et en synergie certaines fonctions complémentaires dont :

– une fonction d’information et de stockage à travers laquelle sont consignés les résultats dans des métiers proches (le domaine de l’économie, de la technologie…) ;
– une fonction de communication et de transmission permettant de communiquer les informations dans les domaines évoqués ;
– une fonction heuristique par laquelle on entreprend des activités de recherche en s’interrogeant, par exemple, sur la façon d’amener l’étudiant d’un statut de consommateur et d’un exécutant à un statut de producteur ou de créateur ;
– une fonction interculturelle : c’est à travers cette dimension que le rapport aux savoirs professionnels s’humanise et dépasse la simple acquisition de structures linguistiques purement fonctionnelles et utilitaires tout en étant utile dans un contexte de communication avec des partenaires étrangers, en l’occurrence francophone.

Cette prise en compte "culturelle et humaniste" peut être une réponse à certains effets pervers d’un "réductionnisme" découlant d’une simple acquisition de formes langagières mises au service d’une tâche professionnelle précise.

On estime que les rapports aux savoirs acquis dans une discipline comme le FOS peuvent être situés à trois niveaux convergents ; ces niveaux sont susceptibles d’orienter la conception et la mise en œuvre d’un curriculum en FOS dans un champ professionnel donné.

1. Il convient d’affirmer que l’acquisition de savoirs et de savoir-faire linguistiques, ainsi que des savoirs langagiers et communicatifs sont liés d’abord au secteur professionnel visé. C’est un domaine où les savoir et savoir-faire linguistiques et textuels ont du sens puisqu’ils sont mobilisés dans des situations professionnelles sous forme de compétences : la grammaire, étudiée en elle-même et pour elle-même dans d’autres situations, est ici mise au service de compétences discursives variées et directement utilisables dans des métiers connexes. Il est évident que la maîtrise des compétences de base en français (niveau B1 du Cadre commun européen de référence, par exemple), constitue un prérequis au passage aux compétences langagières dans un champ professionnel donné.

Ainsi, on aura une grammaire et un lexique mis au service de compétences discursives variées : des ressources lexicales relevant du lexique de communication, des ressources communes à un éventail large de domaines scientifiques et techniques et des ressources spécifiques au secteur professionnel étudié (le lexique des affaires, les lettres commerciales, les contrats commerciaux...).

En grammaire, l’étude de la nominalisation, par exemple, peut être orientée vers l’usage de cette structure grammaticale dans l’énumération, la définition ou la description dans le champ professionnel retenu pour la formation des étudiants.

De même, les savoir-faire textuels ou discursifs peuvent, selon le niveau des étudiants, être associés à des structures de communication générales et à des situations professionnelles données : développer la lecture et l’écriture d’un texte scientifique implique la maîtrise de tâches comme l’explicitation d’une situation, l’énoncé d’un problème, la présentation d’une expérimentation, l’analyse et l’interprétation d’un fait, d’un phénomène ou de données diverses… Des notions transversales au domaine scientifique visé peuvent constituer des contenus d’apprentissage à consolider : la comparaison, le repérage, le classement, la relation de cause à effet, les rapports d’égalité, de supériorité, d’infériorité…

Dans les méthodes FOS, les activités de production orale sont généralement des micro-activités invitant au réemploi des formes langagières introduites en compréhension. Elles se présentent le plus souvent sous forme de jeux de rôles qui donnent plus de sens et d’efficacité aux apprentissages.

2. L’acquisition de compétences méthodologiques est directement ou indirectement articulée à la formation en français dans des domaines variés habilitant l’étudiant à faire du français un usage adapté à différentes situations de communication courantes et d’action professionnelle : la prise de notes au moment d’une activité observée, la préparation d’un exposé oral, la rédaction d’une note de synthèse à partir d’un ensemble de documents, l’entraînement à la production d’un mémoire… Elle suppose aussi la prise en compte de stratégies de lecture, de production et de débat inscrites dans la logique du domaine professionnel retenu.

Dans le rapport de Jacques Delors, il est mentionné que "les divisions par disciplines peuvent ne pas correspondre aux besoins du marché du travail, et les institutions qui obtiennent les meilleurs résultats sont celles qui ont pu mettre en place avec souplesse et dans un esprit de coopération des enseignements transcendant les limites entre les disciplines". (3)

On pourrait transposer cette réflexion au niveau des langues appliquées pour faire remarquer qu’il est réducteur de penser en termes de formation pour un seul métier ou un seul champ professionnel qui peut connaître une saturation ou un déclin éventuel.

3. L’accès à un ensemble de valeurs socioculturelles et interculturelles est lié au domaine appréhendé, ce qui est logiquement inhérent à la connaissance d’une mentalité professionnelle étrangère et à des modes de communication propres à cette langue de travail.

La lecture est appréhendée sous son angle fonctionnel, mais devrait aussi faire prendre conscience à l’étudiant des valeurs sociales et culturelles de la communauté correspondante : les valeurs, les comportements sociaux et les modes de pensée liés à la communauté dont on étudie le commerce ou la technologie…

En effet, un texte technique ou scientifique est souvent destiné à guider des actions, à expliquer un phénomène, à décrire une situation problématique ou un processus, à communiquer des informations précises dans un environnement et par rapport à un mode de communication marqué par la culture de la langue étrangère. Dans le cas du français de l’entreprise, par exemple, l’environnement social et les normes de communication qui y sont pratiquées devraient faire partie des contenus d’apprentissage propres à ce domaine.

Comme l’a précisé Jean-Claude Béacco, on tend à "dégager une matrice discursive conçue comme un ensemble abstrait de similitudes […] qui cristallise les normes d’interaction d’une communauté langagière". (4)

Dans le cas du français du tourisme, il est nécessaire d’avoir des connaissances dans ce domaine mais aussi d’acquérir des compétences interculturelles permettant d’observer et de comprendre des comportements étrangers et éventuellement d’ajuster les siens.

Selon Christine Sagnier (5), "la sensibilisation des apprenants à cette notion est d’une importance capitale pour les publics de professionnels, qui rencontrent de nombreux problèmes dus à leurs réflexes ethnocentristes dans les contextes professionnels étrangers". Elle cite un exemple de méthode utilisée en FOS, "Français.com" : celle-ci se démarque des autres méthodes par des propositions innovantes, puisque des activités de sensibilisation à la dimension culturelle de la communication et à des notions comme celle de la gestion du temps, de l’espace, ou des codes et conditions de l’expression de l’affectivité par exemple, sont proposées sous forme ludique, au moyen d’incidents critiques (utilisés en formation de management) à la fin de chaque unité.

Corrélativement, la nature de ces programmes implique un changement dans les profils de certains intervenants dans l’institution universitaire. En effet, ce type de formation nécessite l’implication directe et engagée des professionnels dans la conception des contenus d’apprentissage, dans les modalités d’enseignement et forcément dans les stages pratiques des étudiants. On a ainsi d’un côté des rapports aux savoirs savants (d’ordre langagier et communicatif) et des savoirs sociaux ou professionnels de référence, pour reprendre l’expression de Martinand dans son élargissement du concept de transposition didactique.

Conclusion

Nous terminons cet aperçu sur le FOS en situant le débat dans deux démarches pédagogiques complémentaires susceptibles de nous éclairer sur la nature des rapports aux savoirs acquis à l’université.

a. La contextualisation

Elle renvoie aux activités à travers lesquelles s’effectue l’ancrage de l’enseignement dans une situation particulière d’enseignement / apprentissage et dans des conditions précises et à partir de besoins professionnels, langagiers et culturels préalablement identifiés (ici, l’expression d’objectifs spécifiques traduit bel et bien cette contextualisation). Elle renvoie aussi à l’adoption d’une démarche liée au statut de langue seconde. Or, la plupart des méthodes FOS, actuellement en vigueur, sont destinées à des contextes où le français n’a pas les fonctions institutionnelles ou éducatives attestées en FLS (le français de la médecine pour les russes, le français de la comptabilité pour les mexicains, les vietnamiens…) c’est cette contextualisation qui favorise le caractère significatif des apprentissages.

b. La décontextualisation

Elle permet à l’apprenant de transcender des expériences ponctuelles et des cas particuliers vus dans un premier temps, et d’effectuer des transferts de l’apprentissage ; aussi, l’étudiant sera-t-il confronté à une très grande variété de situations-problèmes favorisant son adaptation à différents contextes professionnels plus ou moins apparentés. On peut parler, en l’occurrence, de "fonctionnalité" ouverte ou étendue. Jean-Marie De Ketele parle de "compétences génériques professionnelles" : analyser et synthétiser, utiliser ses connaissances dans la pratique, se soucier de la qualité, pratiquer les TIC, s’organiser et planifier…

Dans le cas du FOS, il convient de raisonner aussi en termes de type de situation pour le français langue seconde et non en termes de pays où cet enseignement est dispensé ; ces transversalités s’avèrent enrichissantes à la fois pour l’apprenant, appelé probablement à évoluer dans des contextes variables et mouvants, et pour la recherche dans le domaine du FLS qui a besoin de cette dimension horizontale.

Cette décontextualisation forcément liée à une recontextualisation aide à donner un sens certainement plus large aux apprentissages de par le développement d’attitudes créatives qu’elle suscite chez l’enseignant et chez l’étudiant.

Mohamed Miled
Institut supérieur des langues de Tunis

Notes

1. Communication présentée au colloque internationale "Rapport au savoir ; la problématique du sens", Sousse (Tunisie), novembre 2007 (Actes à paraître).

2. Charlot B. (1999), Éducation et formation : recherches et politiques éducatives, éditions du CNRS.

3. Delors J. (1996), L’éducation, un trésor est caché dedans, Paris, Unesco.

4. Béacco J.-C. (1992), "Ethnolinguistique de l’écrit, Les genres textuels dans l’analyse de discours : écriture légitime et communautés translangagières", Langages, n° 105, mars, Paris, Larousse, p. 8-27.

5. Voir le site www.français.com

Première publication : 07/03/08 - Mise à jour : 07/03/08

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