actualités


Accueil > Entretiens

Retour dossier politiqueLes spécificités politiques françaises

Et le rapprochement avec les autres
grandes démocraties occidentales

Entretien avec François Chaubet

François Chaubet est chercheur rattaché à Sciences Po Paris et maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Tours.

Héritages de la Révolution française

Il existe trois héritages de la Révolution française :

Le volontarisme de la démocratie française

Par "volontarisme", on entend que l’ordre social doit être institué par la volonté du libre citoyen. Mais pour que les citoyens soient actifs, il faut que l’État intervienne comme "éducateur" et "émancipateur", et qu’il soit donc fort. Nous sommes donc là au cœur du système politique français : le modèle français est une synthèse entre l’État puissant, agissant au nom de l’intérêt général et pour le bien des citoyens, et l’autonomie du citoyen.

Ce travail de l’État – qui représente le pouvoir exécutif et législatif – pour rendre le citoyen libre, débute avec la Révolution française lorsque les révolutionnaires mènent la lutte contre ce qu’ils perçoivent comme des archaïsmes. En effet, l’État veut alors émanciper les citoyens d’un certain nombre d’archaïsmes tels que la permanence des langues régionales et patois, la sujétion des Français à l’égard de l’Église, le poids des corporations qui oppriment l’homme au travail...

À l’inverse, dans le système anglosaxon, le pouvoir de l’État est limité car le but de la démocratie anglosaxonne est que chacun puisse mener une existence libre et indépendante, et pour cela il faut limiter les pouvoirs de la majorité et de l’État. Cela explique donc la place fondamentale de l’État dans la vie politique en France tout au long des XIXe et XXe siècles.

Le sommet de cette activité étatique se situe après la seconde guerre mondiale (dès 1945) quand l’État devient à la fois planificateur, producteur (nationalisation de grands secteurs industriels et de banques), émancipateur (généralisation de la scolarité obligatoire, politique d’amélioration de l’accès des Français à la culture avec la création, par André Malraux, d’un ministère des Affaires culturelles en 1959). Entre 1945 et 1965, l’État français n’a jamais été aussi puissant et actif.

On est très loin des modèles anglosaxons où l’État est plutôt faible, et également des modèles sociodémocrates (en Allemagne, pays scandinaves) où la vie économique et sociale est articulée autour des compromis passés directement entre les groupes sociaux. Or, en France, l’État est vraiment au cœur de tous les compromis sociaux et politiques et donc tout le monde fait appel naturellement à lui.

La brutalité des affrontements idéologiques dans la vie politique française

Au XIXe siècle, on a l’affrontement qui continue entre monarchistes et républicains ; puis à partir de 1890, c’est l’affrontement droite/gauche.

Dans d’autres démocraties d’Europe on retrouve aussi deux camps. Mais on constate d’une part que la polarisation est plus brutale en France qu’ailleurs et que, d’autre part, le camp de la gauche bénéficie tout au long du XIXe siècle jusque dans les années 1970 d’une incontestable hégémonie idéologique. C’est la gauche qui incarne le "bon côté" de l’histoire parce qu’elle assume les valeurs de progrès et de raison d’un côté, de justice sociale de l’autre. Ce qui explique que l’extrême gauche en France, tout au long du XXe siècle, avec le parti communiste notamment qui pèse fortement (comme en Italie) entre 1945 et 1975 car il représente environ 25 % de la population (puis 20 % de 1958-1978), occupe historiquement une place beaucoup plus importante que dans nul autre pays.

Cette extrême puissance du parti communiste après 1945 montre bien que la gauche en France incarne la légitimité historique héritée depuis la Révolution française.

Le messianisme

C’est l’idée que la France aurait plus que tout autre pays un message politique progressiste, libérateur, à diffuser aux autres nations. Au XIXe siècle, c’est le thème du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, au XXe, l’idée que la France doit être pilote de la coopération internationale intellectuelle dans l’entre-deux-guerres, puis à la tête du dialogue nord-sud dans les années 1970-1980, et aujourd’hui c’est l’idée que la France doit être à la tête du mouvement politique et culturel en faveur de la diversité culturelle (Déclaration solennelle de l’Unesco en 2003).

Héritage républicain

Il y a également un héritage républicain. Cette période se situe pendant les IIIe et IVe Républiques (1870- 1958).

La place du Parlement

Pendant cette période, la vie politique et les institutions sont dominées par le Parlement qui incarne, au sein des institutions françaises, la légitimité symbolique et politique incontestable. Il y a donc un véritable culte du Parlement qui est la seule institution à fabriquer la loi car en France le juge ne participe à la création de la loi via la jurisprudence (comme dans les pays anglosaxons). Celle-ci étant dans le système politique français l’ensemble du droit. Mais cette puissance du Parlement aboutit à l’affaiblissement de l’exécutif pendant presque cent ans.

La laïcité

Le second élément de cet héritage est la place de la laïcité sous la IIIe République qui a fait de la France un État laïc avec les lois d’éducation de Jules Ferry entre 1880-1886 (laïcisation du personnel de l’enseignement primaire, des programmes, des locaux…). Au début du XXe siècle, la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 crée un "pacte laïc" : l’État ne reconnaît plus aucun culte mais garantit la liberté du culte. Peu à peu s’installe alors un compromis, un pacte entre l’Église catholique et l’État qui ira même jusqu’à la reconnaissance, en 1959, d’un enseignement privé (essentiellement catholique) sous contrat qui bénéficie des subventions de l’État (Loi Debré).

Les évolutions

Le rapprochement vers les autres démocraties occidentales

Depuis 1958, la vie politique et le système politique français se rapprochent des autres systèmes politiques démocratiques.

Il y a quatre points importants :

— La constitution de la Ve République qui a renforcé et a stabilisé l’exécutif car d’une part le Parlement a vu ses droits réduits (en matière de droit d’amendement, en matière de possibilité de contrôle du gouvernement), et d’autre part parce que le président de la République, désormais élu au suffrage universel depuis 1962, détient de réels pouvoirs (Politique étrangère et Défense sont ses "domaines réservés") et il dispose de nouveau du droit de dissolution de l’Assemblée (utilisation par de Gaulle en 1962 et 1968 et par Jacques Chirac en 1997). À l’image des autres pays (comme l’Allemagne, l’Angleterre...), l’exécutif est donc fort et la France s’est alignée sur les autres systèmes politiques qu’ils soient présidentiels ou parlementaires, tout en en étant un intermédiaire entre ces deux systèmes.

— Le contrôle de constitutionnalité, créé en 1958 sous le grand modèle anglosaxon, a été très largement élargi depuis 1971 avec la décision d’examiner, désormais, les lois non seulement par rapport aux articles de la constitution mais également par rapport au préambule de la constitution de 1958 qui fait référence à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et au préambule de la constitution de 1946 qui parle notamment des droits sociaux. Ainsi, depuis 1971, le Conseil constitutionnel peut protéger et garantir les libertés et le pluralisme grâce à la référence à ces grands textes qui précisent les droits des citoyens.

Une autre mesure a renforcé le poids du Conseil constitutionnel dans la vie politique quand, en 1974, le nouveau Président, Valéry Giscard d’Estaing, a rendu possible la saisine du Conseil constitutionnel par 60 députés ou sénateurs. Cela a permis aussi d’élargir l’action des forces politiques.

— La décentralisation depuis 1982 où l’État central est déconcentré (comme en Italie et en Espagne pour l’Europe, et aux États-Unis où le système est fédéral). La France rejoint le fonctionnement des autres grands systèmes politiques où l’État central doit tenir compte d’acteurs locaux forts.

— Vers une culture politique du compromis. Le rôle du Conseil constitutionnel est très important pour favoriser cette culture du compromis. Ainsi, à chaque fois qu’une majorité nouvelle apparaît et qu’elle veut tout changer, le Conseil constitutionnel, parce qu’il est saisi par l’opposition, modère et sanctionne un certain nombre d’éléments des lois proposées par la majorité, oblige la majorité à modérer son ardeur réformatrice. En même temps, le compromis en France est difficile car les minorités radicales sont plus puissantes en France qu’ailleurs, notamment l’extrême gauche qui représente depuis une dizaine d’années environ 10 à 15 %.

Quel avenir pour le système politique français ?

Le point capital est l’impact des nouveaux comportements économiques dus à la mondialisation sur l’action de l’État. Celui-ci est affaibli depuis les années 1980 car il a perdu beaucoup de sa légitimité en subissant de plein fouet les impacts de cette mondialisation : les entreprises nationalisées ont été privatisées à la fin des années 1980 et début des années 1990, les dispositifs de contrôle économique (contrôle des changes, contrôle des systèmes financiers) ont peu à peu disparu.

À l’heure où le capital circule librement d’un bout à l’autre de la planète, la plupart des acteurs économiques n’ont plus besoin de l’État (sauf ceux qui demandent du protectionnisme).

Il existe une seconde source de la "délégitimation" de l’État en France dans la mesure où les Français ne croient plus aussi fortement qu’auparavant que l’État est fondé à leur dicter leurs comportements pour qu’ils se comportent comme de "bons" citoyens. La société française refuse de plus en plus ce modèle de l’État tutélaire qui prétendait parfois faire le bien à la place des Français eux-mêmes…

Cette conséquence de la mondialisation est une des causes du malaise français actuel car il y a un sentiment de déclin intellectuel et moral lié à la disparition du modèle de l’État fort et modernisateur. Or, c’était là le fondement du sentiment de la citoyenneté française.

Ceci est vrai dans d’autres pays où l’État est affaibli mais cela est bien plus dramatique pour la France qui s’est véritablement appuyée sur l’État pour construire sa démocratie et la citoyenneté. En effet, dans les pays anglosaxons et démocrates, l’État a toujours joué un rôle plus secondaire qu’en France car la démocratie est créée via la libre initiative des individus ou grâce aux compromis entre les différents groupes sociaux (syndicats, patrons…) dans les pays scandinaves.

La France a donc besoin, à l’avenir, d’inventer un nouveau modèle de citoyenneté et donc d’imaginer un autre fonctionnement de sa démocratie ou l’État central serait moins puissant, moins interventionniste dans la vie quotidienne.

Dans ce modèle qui se dessine, de nouveaux acteurs politiques doivent se renforcer avec, notamment, la montée des acteurs locaux dans le cadre de la décentralisation. Quant aux citoyens, l’idée de "démocratie participative" (argument politique clé de la candidate socialiste Ségolène Royal) vient aujourd’hui traduire l’aspiration à inventer une vie démocratique moins liée à l’État, plus liée donc à l’action responsable de citoyens "spontanément" démocrates. Là aussi, c’est plutôt la philosophie libérale qui se substitue au vieux modèle politique jacobin hérité de la Révolution française.

Première publication : 01/03/07 - Mise à jour : 05/03/07

© Franc-parler.org : un site de
l'Organisation internationale de la Francophonie