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Le jeu, un outil pédagogique à part entière
pour la classe de FLE ?

Haydée SILVA

Les trois dernières décennies du XX° siècle ont été profondément marquées par une rénovation de la didactique dans toutes les disciplines. Dans le cas de la didactique des langues étrangères et secondes, les années 1970 sont celles du fameux "tournant communicatif" et de la centration sur l’apprenant ; c’est de cette époque que datent les premières tentatives d’introduction du jeu comme outil pédagogique à part entière en classe de FLE. Cependant, il faut attendre les années 1980 et 1990, et la réflexion plus poussée sur la créativité et les techniques d’animation menée par divers spécialistes, dont Francis Debyser et Jean-Marc Caré parmi bien d’autres, pour que les jeux de mots et les jeux de lettres, certains jeux de société et toute une gamme d’activités d’expression dramatique obtiennent un véritable droit de cité. Ces apports fondateurs souffraient pourtant du même problème qui caractérise le recours à la notion de jeu au sein de diverses disciplines : en raison de sa remarquable souplesse, le jeu est instrumentalisé mais non problématisé ; il ne peut donc être véritablement conceptualisé.

À un moment où l’approche communicative semble peu à peu céder le pas à la perspective actionnelle promue par le Conseil de l’Europe, il est intéressant de constater que la place consacrée au jeu dans le Cadre européen commun de référence reste très marginale (1). Ainsi, l’incontestable intérêt que suscite le jeu depuis une trentaine d’années reste toujours difficile à transposer de manière concrète par les enseignants, car la notion de jeu est écartelée entre un très faible étayage théorique et un éclatement des pratiques. Cela contribue à alimenter les doutes sur la légitimité et sur l’efficacité de l’outil ludique en classe de FLE, surtout auprès d’un public adolescent et adulte.

Puisque le jeu est un outil problématique et rarement problématisé, comment répondre à la question "Le jeu peut-il constituer un outil pédagogique à part entière pour la classe de FLE ?".

À mon sens, on peut y répondre "oui, sous certaines conditions".

  • La première condition consiste à aborder le jeu de manière rigoureuse, car à l’instar de tout autre outil son efficacité tient moins à ses qualités intrinsèques qu’à l’usage que l’on en fait. Il existe sur le marché de nombreux recueils de jeux pédagogiques, certains d’entre eux axés sur le FLE (2) ; il existe également des centaines d’ouvrages touchant de près ou de loin au jeu pédagogique. Cependant, on peut regretter qu’au delà des "recettes" parfois difficiles à appliquer, très peu de ces livres abordent de manière claire et accessible les critères de base pour une utilisation adéquate du jeu en classe de FLE.
  • La deuxième condition consiste sans doute à établir un lien adéquat entre les trois niveaux du fait didactique : hypothèses théoriques relatives autant au jeu qu’à l’enseignement/apprentissage des langues, outils pédagogiques et pratiques réelles de classe, car c’est de l’incohérence entre ces différents niveaux que naissent en général les difficultés d’exploitation pédagogique du jeu.
  • Finalement, la troisième condition consiste à ne pas chercher dans le jeu un outil miraculeux, mais à y voir simplement – et c’est déjà largement suffisant – l’occasion d’enrichir sa boîte à outils.

S’il fallait résumer ces trois conditions en une seule, je dirais que le jeu n’est en mesure de devenir un outil pédagogique à part entière que lorsque les enseignants sont de véritables acteurs de leur pratique, et non de simples exécutants.

Pour tirer le plus grand profit des nombreux avantages du jeu sans tomber dans le piège de ses possibles inconvénients, il importe de mieux le connaître pour mieux l’utiliser. Sans prétendre nullement épuiser un sujet extrêmement vaste, je souhaiterais fournir aux enseignants désireux d’intégrer une fois pour toutes le jeu dans leur sac à malices quelques éléments théoriques de réflexion, illustrés par des exemples pratiques.

Pour ce faire, je proposerai ici un parcours en trois temps : je brosserai d’abord un rapide tableau historique de l’évolution des notions de jeu, pour ensuite tenter de démêler quelque peu le réseau apparemment inextricable de significations contradictoires attribuées au jeu, pour aborder finalement de manière plus concrète les différents niveaux de référence sémantique du jeu en classe de FLE.

Quelques éléments historiques sur les notions de jeu

L’utilisation du jeu dans la classe de FLE s’inscrit dans le cadre plus global de l’utilisation pédagogique du jeu et, de ce fait, est marquée par diverses déterminations sociales, historiques et culturelles. Ainsi, en Occident, on ne peut que constater une idéalisation croissante du jeu et, plus particulièrement, du jeu exalté comme principe de base de l’éducation. Or, il n’en a pas toujours été ainsi. Retraçons ici très rapidement les principaux jalons de l’évolution historique des notions de jeu, en nous intéressant plus particulièrement aux rapports entre jeu et éducation (3).

La tradition aristotélicienne, qui a prévalu depuis l’Antiquité et jusqu’au XVIII° siècle, a contribué à pérenniser une définition du jeu "en creux" ; autrement dit, on n’a pas défini le jeu par ce qu’il est censé être, mais plutôt par ce qu’il n’est pas. De la sorte, les notions de détente et de divertissement gratuit qui y sont le plus souvent associées trouvent leur pendant dans l’effort et l’utilité rattachés aux activités "sérieuses". Le jeu se trouve alors inscrit dans une dialectique qui, tout en l’ancrant dans un certain paradigme, semble l’écarter définitivement du paradigme opposé :

le jeu
le sérieux
le gratuit
l’utile
le stérile
le fécond
le loisir
le travail
le non réel
le réel
l’art
la science

De plus, le jeu en général était alors lié soit à l’enfant, dont la représentation était bien moins positive que celle d’aujourd’hui, soit au jeu de hasard et notamment au jeu d’argent, négativement connoté. En fait, il faut attendre la période de la Renaissance pour assister à un regain d’intérêt envers le jeu et aussi aux débuts de la "domestication éducative" des activités ludiques. C’est en effet de cette époque que datent de nombreuses ruses pédagogiques destinées à "dorer la pilule" d’un processus d’enseignement parfois difficile à avaler. Dès lors, le jeu entre dans l’éducation des princes, mais aussi dans les collèges religieux, par exemple par le biais de lotos ou de jeux de l’oie historiques, mais aussi par celui de petits dialogues en latin sur le thème du jeu, antécédents des jeux de rôles dans la classe de langue.

Mais la véritable rupture avec la conception aristotélicienne du jeu survient beaucoup plus tard, à l’époque romantique, au cours de laquelle l’enfant devient porteur de valeurs positives liées à l’origine et la nature. On considère alors que les actions de l’enfant, qui serait préservé des influences négatives de la société, sont expressives de la vérité. Le jeu étant envisagé comme une activité éminemment enfantine, il devient donc enfin une activité sérieuse, dans la mesure où il est censé conduire à un développement "naturel". Ces idées empiriques, reprises aux XIX° et au XX° siècles par les biologistes et les psychologues pour justifier la nécessité biologique du jeu, étayent fortement la croyance actuelle en la valeur éducative des activités ludiques.

Pour sa part, D.W. Winnicott, avec ses théories sur le jeu en tant qu’aire transitionnelle (4), fortement influencées par le romantisme, est le pilier de la valorisation contemporaine du jeu. De nos jours, le jeu se débat entre la dévalorisation héritée d’une longue tradition, toujours prégnante, et la survalorisation romantique, fortement ancrée dans les esprits. C’est ainsi que le jeu se retrouve pris dans un réseau d’analogies contradictoires, et rares sont ceux parmi les théoriciens les plus reconnus et encore moins parmi les pédagogues qui perçoivent que le jeu est d’abord un fait de langage.

En effet, s’il est une idée clé pour qui veut aborder avec rigueur le jeu, c’est celle selon laquelle le jeu est un fait de pensée et un fait de langage. Cela implique la nécessité de reconnaître qu’il n’y a pas de vérité naturelle du langage, mais seulement un fonctionnement pragmatique et social. Toute parole sur le jeu est dès lors une œuvre sociale de désignation et d’interprétation, certes arbitraire mais non insensée, qui relève d’une logique donnée et produit des effets. Chercher à tout prix le référent phénoménologique du jeu, vouloir à tout prix penser ce terme en dehors de ses usages concrets, c’est ignorer que derrière lui se tisse un réseau d’analogies (5). Le philosophe Jacques Henriot souligne à juste titre que le jeu est toujours une métaphore, et qu’il convient de distinguer les différents niveaux auxquels cette métaphore renvoie. Nous y reviendrons bientôt, vu l’incidence que cela peut avoir sur la pratique des jeux pédagogiques et parfois sur leurs dérives.

Pour en revenir à la question du jeu en tant qu’outil pédagogique, selon une vision traditionnelle le jeu à l’école ne se justifie que comme un moment de détente préparant l’effort à venir ou récompensant l’effort déjà réalisé. Pourtant, peu à peu, sous l’influence de la vision romantique, certains ont voulu croire aux vertus quasi magiques du jeu de l’enfant, tout en récusant son utilité avec d’autres classes d’âge, c’est-à-dire les adolescents et les adultes.

C’est pourquoi, à la suite de la rencontre de paradigmes contradictoires, soit on voudrait croire que le jeu est toujours spontané, alors qu’en réalité il est construit et reconstruit ; soit on pense qu’il suffit de ruser pour tirer tous les effets bénéfiques de l’activité ludique de l’enfant. Or, du moment que l’on admet que le jeu n’est pas "spontané", le débat autour de la "domestication" – voire la "perversion" – du jeu éducatif n’a plus de véritable raison d’être. Ce qui compte, ce n’est plus le respect ou le non-respect d’un prétendu naturel ludique, mais plutôt les conditions d’inscription de l’outil de jeu dans un contexte pédagogique ; comme tous les autres, cet outil exige avant tout d’être utilisé à bon escient.

Pour sortir de l’idéalisation naturaliste, il convient de prendre plus de distance, et d’adopter un cadre théorique minimum, qui ne se pose pas comme une vérité immuable mais comme un instrument de travail pour mieux comprendre et mieux appliquer le jeu en fonction d’objectifs clairement formulés.

Dans ce sens, il est essentiel de garder à l’esprit que le terme "jeu" recouvre des réalités fort diversifiées, et qu’il est inscrit dans un réseau analogique renvoyant à quatre niveaux sémantiques distincts (6) que l’on confond trop souvent, alors que seul le dernier, l’attitude, présente les avantages que l’on attribue au jeu. Les trois autres le soutiennent et l’alimentent, mais ne le remplacent pas.

Les quatre niveaux sémantiques du jeu

Pour essayer de mieux cerner la complexité du réseau sémantique qui sous-tend l’utilisation du terme "jeu", on peut regrouper les divers usages qui en sont faits en quatre grands groupes, correspondant à quatre grands niveaux de référence sémantique de la métaphore ludique : le matériel, le contexte, la structure et l’attitude. Ces quatre catégories permettent de prendre en compte la plupart des sens attribués au phénomène ludique et de mieux comprendre ce qui les unit et ce qui les sépare.

Pour mieux illustrer ce propos, prenons un exemple pratique et bien connu de tous, celui du jeu d’échecs.

Le premier niveau concerne le matériel. Le matériel ludique, c’est ce avec quoi on joue.

Pour jouer aux échecs, on a besoin d’un plateau de jeu à 64 cases et de 32 pièces de jeu, en général 16 pièces blanches et 16 pièces noires. Or, l’existence d’un support de jeu ne suffit pas pour pouvoir affirmer qu’il y a jeu, car on a vu souvent le jeu d’échecs transformé en élément décoratif. La présence du matériel n’implique pas obligatoirement la réalisation d’une partie ni la participation de joueurs.

D’ailleurs, face à un damier bicolore, comment faire la distinction entre un jeu d’échecs et un jeu de dames ? Leur spécificité réside moins dans le support utilisé que dans l’usage qui en est fait, car la nature et la fonction des pièces varie, tout comme les mouvements permis et le but recherché. Cela revient à dire que chaque jeu possède un système de règles propres, une structure ludique mettant en marche un certain nombre de mécanismes et de principes précis. La structure ludique, c’est ce à quoi on joue.

Or, la structure ne suffit pas non plus à garantir l’existence du jeu en tant qu’activité.

L’actualisation du jeu, lorsqu’elle survient, s’inscrit dans des conditions de réalisation spécifiques ; c’est alors qu’intervient le contexte ludique. Le contexte ludique, c’est tout ce qui entoure le jeu et le détermine. Mettons donc face à face deux personnes qui disposent de tout le matériel nécessaire, qui connaissent les règles du jeu, qui ont du temps pour jouer. Pour ajouter à l’atmosphère ludique, entourons-les de spectateurs impatients, imaginons une récompense glorieuse ou juteuse… Y a-t-il pour autant jeu ? Pas encore. Rien ne garantit que l’un des joueurs n’a pas la tête dans les nuages, rien ne dit que les deux adversaires potentiels veulent bien jouer…

Pourquoi une partie opposant un homme et un ordinateur semble en général plus passionnante que celle opposant deux ordinateurs entre eux ? C’est que dans le deuxième cas il manque quelque chose d’essentiel : la conscience de jouer et la possibilité de décider de sortir du jeu ou d’y revenir. Conscience, liberté… Je renvoie ceux que les implications philosophiques de ces termes intéresseraient aux ouvrages de J. Henriot et C. Duflo (7). Et je termine mon exemple.

En effet, même si le support, la structure et le contexte favorable sont au rendez-vous, il manque quelque chose d’essentiel pour que l’on puisse passer du substantif "jeu" au verbe "jouer". Il s’agit de l’attitude ludique. Les deux joueurs de notre exemple peuvent accomplir les gestes du jeu sans pour autant jouer (ils sont peut-être en phase d’échauffement ; ils essaient de résoudre un problème mathématique…). L’attitude ludique, c’est la conviction intime du joueur par rapport à ses actes. C’est elle qui véhicule bien des avantages reconnus au jeu ; car sans elle, le jeu devient simple exercice.

Nous n’entrerons pas ici dans la discussion d’un autre aspect théorique du statut épistémologique du jeu, qui exigerait d’établir une distinction entre actes, dires et pensées. Il convient cependant de savoir qu’il ne suffit pas de mettre le jeu en actes pour que l’attitude soit acquise : un prétendu joueur peut parfaitement faire ce qu’on lui indique sans avoir la moindre conscience de jouer. Il ne suffit pas non plus de dire le jeu : on peut annoncer que l’on joue sans jouer vraiment – c’est trop souvent le cas en classe –. Le plus important, c’est de penser le jeu, autrement dit, d’attacher à ses actes – et à un éventuel dire – un sens de jeu.

L’attitude ludique est pourtant impossible de programmer chez le joueur, dans la mesure où il s’agit d’un comportement subjectif déterminé par de trop nombreux facteurs. La seule solution consiste à travailler sur les trois niveaux préalables, en évitant la focalisation sur un seul d’entre eux, car une erreur courante est de croire qu’il suffit d’en toucher un pour les entraîner tous. Il faut que le professeur assume lui aussi, bien entendu, une attitude ludique, car les apprenants ne seront jamais dupes d’un jeu auquel l’enseignant ne croit pas.

Si le jeu d’échecs peut s’avérer utile pour expliquer brièvement chacun des quatre niveaux, il est sans doute indispensable de reprendre et d’approfondir la réflexion en revenant au cas particulier du jeu en classe de FLE et en s’intéressant de manière plus concrète aux pratiques pédagogiques.

Les quatre niveaux sémantiques du jeu en classe de FLE

Par rapport au matériel, nous pouvons dire que la classe de langue est une discipline scolaire privilégiée car, aux prises avec la langue et la communication, tout peut servir de support : textes, images, documents audio et vidéo, cartes, objets quotidiens, objets insolites, corps, sons, mots, concepts… Cela offre sans nul doute de très nombreux avantages ; mais, lorsque tout support devient possible, le matériel ne fournit plus comme dans le cas du jeu d’échecs des pistes claires sur la marche à suivre. Face à un tel éventail, il importe de connaître les diverses structures ludiques et de bien gérer le contexte, deux points sur lesquels nous reviendrons bientôt.

Pour ce qui est du matériel ludique, il est fortement conseillé de se munir pour la classe de FLE de supports variés, robustes, séduisants et de préférence polyvalents. Si on peut discuter la parfois trop rapide équation où jeu égale plaisir, la pratique confirme que de dernier plaisir ne nuit nullement au jeu. Le plaisir esthétique d’un joli support, ajouté au plaisir sensuel de le manipuler, ne gâte rien, et permet de marquer l’activité d’une empreinte affective : on se souviendra d’autant mieux d’une règle de grammaire, d’une structure langagière, d’un mot du vocabulaire, d’une séquence d’interaction, qu’on pourra y rattacher le souvenir d’objets et d’activités concrètes auxquelles on a participé.

Pour éveiller le désir et la curiosité, rien ne vaut non plus une petite dose de mystère : des boîtes colorées d’où sortent des objets insolites, des règles et des défis à découvrir sont autant d’occasions de favoriser l’attitude idéale. Tout lien avec l’attirail du magicien n’a rien d’une coïncidence : en voyant le professeur arriver avec une boîte translucide pleine de rubans de couleur, par exemple, même les apprenants les plus réfractaires garderont l’œil sur cette boîte qui reste là, sur la table : à quoi pourra-t-elle servir plus tard ?

Dans ce même sens, il convient d’éviter ou en tout cas de réduire la part des supports trop galvaudés (tels les jeux de l’oie et les mots croisés) pour aller à la découverte de toute la gamme des possibles ludiques. Il peut s’agir de matériel disponible dans le commerce – il y a peu de jeux spécifiquement conçus pour la classe de FLE, mais on explorera avec profit le matériel de jeu destiné au grand public ainsi que les jeux didactiques en général – mais aussi de matériel fabriqué par l’enseignant et/ou les apprenants.

La diversification du matériel, fondamentale, exige d’être accompagnée d’une diversification des structures ludiques mises en œuvre (imaginons un professeur qui se contenterait d’agiter une superbe "baguette magique" pour indiquer qui doit aller au tableau : une fois le premier moment de surprise et séduction passé, le support perdrait toute raison d’être). Par conséquent, il faut élargir sa connaissance du corpus de jeux existants, de manière à faire appel à des compétences différentes, favoriser des intelligences différentes, profiter aussi bien du plaisir du familier que du plaisir de la découverte.

En effet, pour exploiter pleinement le matériel, il est indispensable d’avoir une bonne connaissance des structures ludiques, des plus abstraites aux plus concrètes, des plus générales aux plus singulières. La maîtrise des règles ludiques implique la réflexion autour de quatre grands types de structures, que nous appellerons ici les structures constitutives, les structures normatives, les structures évolutives et les structures métaludiques.

Les structures constitutives renvoient à des systèmes de règles spécifiques à chaque jeu, qui en font un jeu unique ; leur inobservance enlève au jeu son caractère distinctif. Il s’agit donc de systèmes abstraits de dispositions objectivement formulées et relativement fixes qui préexistent à l’exercice du jeu. Tel est le cas des règles classiques que beaucoup de gens connaissent même sans n’avoir jamais eu l’occasion de pratiquer le jeu en question : jeu d’échecs, jeu de mémoire, jeu des sept familles, jeu de la bataille navale, parmi tant d’autres. Dans la classe de langue, il est très utile d’ajouter à la connaissance des règles classiques celle des règles de jeux populaires contemporains comme le Scrabble, le Monopoly ou le Taboo, ainsi que des règles moins connues mais tout aussi intéressantes : Kiboko, Glic, Nimbi…

Les structures normatives concernent quant à elles des dispositions plus techniques, non obligatoires mais respectées par la plupart des joueurs. Ne pas les observer n’équivaut pas à sortir du jeu, mais simplement à mal jouer : qui n’a pas hésité un jour sur la manière de distribuer les tours de jeu, par exemple ? Un néophyte peut respecter scrupuleusement les règles du Scrabble et perdre tout aussi systématiquement car il n’a pas compris qu’il faut chercher les mots les plus longs avec les lettres à plus forte valeur. La maîtrise des structures normatives permet à l’enseignant d’orienter les apprenants-joueurs, de préserver la motivation, de moduler les niveaux de difficulté de l’activité, de mieux gérer le temps et l’espace…

Les structures évolutives correspondent aux différentes manières que se donnent les joueurs de s’approprier le jeu ; on pourrait dire qu’il s’agit des règles telles qu’elles sont appliquées par les joueurs. L’enseignant gagnera beaucoup à observer avec attention quelles sont les diverses stratégies – parfois tout à fait inattendues – appliquées par les apprenants-joueurs, afin d’encourager les procédures les plus rentables, ou encore pour trouver la manière de rendre plus équitables les possibilités de gagner entre joueurs de niveau linguistique différent.

Finalement, il est important de garder aussi à l’esprit les structures métaludiques, c’est-à-dire, les règles générales, historiques et culturelles qui régissent l’ensemble des jeux : il s’agit de savoir quels sont les mécanismes privilégiés dans tel ou tel type de jeu, quelles sont les valeurs symboliques et les valeurs d’usage attribuées à chaque activité ludique. Pourquoi les jeux de cartes semblent-ils tellement attirants pour un certain public alors qu’ils en rebutent d’autres ? Quel est le jeu à la mode parmi les apprenants ? La réputation "sérieuse" de tel ou tel jeu – les échecs, par exemple – favorise-t-elle ou au contraire nuit-elle à mon intention pédagogique ? Voilà le genre de questions auxquelles la connaissance des structures métaludiques permet de répondre.

Sans doute, plus la gamme de structures ludiques que maîtrise l’enseignant est large, mieux il sera en mesure de répondre à des besoins pédagogiques diversifiés. Néanmoins, à la diversification du matériel et des structures doit s’ajouter une bonne gestion du contexte dans lequel s’inscrit l’activité de jeu. Le contexte en classe de FLE inclut l’ensemble de circonstances extrinsèques au jeu dans lesquelles s’insère le fait ludique : les variables socioculturelles, la situation spécifique de réception et l’"interludicité" (8).

La prise en compte des variables socioculturelles permet d’intégrer à la démarche pédagogique le rapport du jeu à l’histoire et à l’idéologie d’un contexte d’enseignement précis, en explorant notamment le domaine des stéréotypes culturels. C’est ainsi que l’on pourra comprendre pourquoi les jeux de cartes ont longtemps été considérés comme des jeux sulfureux ; pourquoi le jeu de l’oie exprime les inquiétudes d’une époque traversée par le grand débat sur la prédétermination et le libre arbitre ; ou pourquoi le Monopoly, basé sur la spéculation foncière et né après la crise de 1930, a été décrié en raison de ses fondements capitalistes.

L’analyse de la situation de réception, envisagée du point de vue collectif et individuel, permet quant à elle de tenir compte de la langue, des valeurs, des goûts et des attentes de la société à une époque donnée dans un milieu donné ; tout comme de la langue, des valeurs, des goûts et des attentes de chaque individu, ainsi que de l’état psychique et affectif de celui-ci. Elle englobe aussi les conditions matérielles concrètes du jeu, les rapports hiérarchiques et affectifs entre les joueurs, ainsi que le possible conflit avec la situation de réception scolaire.

Finalement, l’interludicité, qui concerne les modalités d’inscription d’un jeu au sein de l’ensemble des jeux, permet de proposer aux apprenants des jeux nouveaux et pourtant proches de ceux qui leur plaisent déjà.

Concrètement, l’enseignant veillera toujours à la création d’une atmosphère propice au jeu. Pour ce faire, il peut s’appuyer sur des procédures ludiques culturellement acquises (par exemple, dans le cas des jeux de cartes, il n’oubliera pas les étapes qui consistent à couper, mélanger, distribuer, piocher…) ; il utilisera aussi tout l’éventail de procédures de tirage au sort. Il a également tout intérêt à introduire le vocabulaire des joueurs en français, en encourageant l’utilisation d’expressions telles que "c’est mon tour", "j’ai gagné", "tu triches", etc. Il fera parler les apprenants de leurs jeux préférés, il les invitera à proposer de nouvelles activités, il leur demandera de créer des supports, des règles ou des variantes…

Ainsi, par un travail sur le matériel, les structures et le contexte, il aura construit un cadre favorable à l’apparition de l’attitude ludique, cette conviction intime et inexplorable du joueur par rapport à son propre comportement dont nous avons vu toute l’importance, et qui est faite d’implication et de distance, de participation et d’esprit critique.

La réflexion autour de l’attitude permet de poser une distinction fondamentale : celle qui existe entre joueurs, jouants et joués. En effet, si le jeu, c’est l’activité, et le joueur, celui qui participe à cette activité, les joueurs peuvent être soit jouants, soit joués.

Les joueurs jouants, ce sont des sujets qui participent activement à leur jeu, qui le veulent et le maîtrisent. Les joueurs joués, ce sont des agents, qui ne comprennent pas bien ce qui leur arrive et qui sont entraînés dans une dynamique qui les dépasse. Autrement dit, le joué fait partie du jeu mais n’a pas les moyens de l’infléchir. Le jouant, lui, tient les rênes de son action : même s’il se laisse parfois aller, il conserve toujours la possibilité de s’arrêter. C’est des jouants et non des joués qu’une pédagogie prônant l’autonomie a besoin.

En guise de conclusion

Le sujet du jeu en tant qu’outil pédagogique est tellement vaste, et il peut être abordé depuis tellement de perspectives différentes, qu’il aurait été peu prudent pour ne pas dire naïf de chercher à tout dire, à tout expliquer en détail. Certains regretteront sans doute la faible présence d’idées directement applicables en classe ; ils trouveront satisfaction en parcourant les nombreuses anthologies consacrées au jeu dans la classe de langue, ainsi que les revues pédagogiques (Le français dans le monde, par exemple, regorge de fiches pratiques) et les recueils de jeux destinés au grand public. Le but ici était justement d’aborder la question du jeu pédagogique sous une optique plus théorique, qui est bien moins fréquente.

J’aimerais clore cette réflexion par une dernière remarque : les théoriciens des diverses disciplines, les pédagogues, les enseignants, parlent souvent du plaisir de jouer ; à mon sens, ils ne mentionnent pas assez souvent le plaisir de proposer et de créer des jeux. Au plaisir que peut prendre l’apprenant durant une activité ludique bien menée peut s’ajouter celui que peut prendre l’enseignant lorsqu’il constate qu’il a inscrit le jeu avec profit au cœur d’une démarche pédagogique personnalisée, libérée des chemins balisés des manuels mais tout à fait libre d’y revenir.

Puisque le jeu réellement efficace n’appartient pas au "prêt-à-porter pédagogique", il doit être conçu comme une occasion de remettre en question sa pratique, la partager, la renouveler, la perfectionner… De ce fait, mon propos ici est placé sous le signe de la passion d’enseigner, ou encore sous celui de la tentation : tentation de s’engager dans le jeu, tentation d’aller toujours plus loin sur un sentier riche de trésors et de surprises. Si quelqu’un y succombe, le pari sera réussi.

Haydée SILVA


Notes

1. Sous le titre "4.3.4. L’utilisation ludique de la langue" on se contente de citer, avec quelques exemples, trois grands groupes de jeux : jeux de société, activités individuelles de jeu et jeux de mots. À part cette mention spécifique, le jeu ne réapparaît de-ci de-là que 11 fois, dont sept sous la forme particulière du jeu de rôle.

2. Citons ici ceux de Augé et al. (1989), Caré et Debyser (1978), Caré et Talarico (1983), Julien (1988) et Weiss (1983, puis 2002). Le lecteur trouvera ici une sélection bibliographique d’ouvrages en français, anglais et espagnol.

3. Pour un panorama historique détaillé et richement documenté, voir les premiers chapitres de Brougère, G.- Jeu et éducation (L’Harmattan, 1995).

4. Cf. Winnicott, Donald Woods.- Jeu et réalité. L’Espace potentiel (Gallimard, 1975).

5. Sur ce point, il convient de consulter les Investigations philosophiques de Ludwig Wittgenstein (Tractatus logico-philosophicus suivi de…, Gallimard, 1961).

6. Je reprends ici une thèse développée par J. Henriot (Sous couleur de jouer, J. Corti, 1989) et approfondie par G. Brougère (op. cit.), telle que je l’ai moi-même retravaillée dans Poétiques du jeu (thèse de doctorat, Paris III, 1999).

7. Henriot, J. (op. cit.) et Duflo, C., Jouer et philosopher (PUF, 1997).

8. Ce terme est construit par analogie avec le concept d’"intertextualité", bien connu en théorie littéraire.

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