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Professeur de français à l’université d’Alcalá (Madrid, Espagne)
En Espagne, l’adoption des nouveaux cursus adaptés au processus de Bologne menace les enseignements de littérature jusque là souvent intégrés aux cours de langues étrangères. Déjà, certains cours de langue et littérature françaises sont devenus de simples cours de langue française, au nom d’une approche instrumentale (et utilitariste) de l’enseignement des langues vivantes, visant à accroître l’efficacité de leur apprentissage.
Pourtant, l’introduction conjointe de la langue et de sa littérature présentait de nombreux intérêts pour les étudiants : l’acquisition d’un bagage culturel élémentaire en littérature française, l’exposition à des modèles linguistiques variés (de la langue classique à la langue orale présente dans la littérature contemporaine), la découverte de la fonction esthétique de la langue, la possibilité d’investir leurs connaissances linguistiques dans la lecture de textes plus longs que ceux généralement abordés en cours de langue, etc. Même les débutants y trouvaient leur compte par le biais des traductions, ou d’une sélection raisonnée d’extraits de textes en fonction de leur intérêt littéraire et de leur accessibilité sur le plan linguistique.
L’offre éditoriale de théâtre contemporain pour la jeunesse s'est imposée à nous comme alternative à la lecture ou à la mise en scène de textes traduits.
En ce qui nous concerne, les quelques heures de cours consacrées à l’histoire du théâtre français étaient également l’occasion de proposer aux étudiants la lecture de pièces ou la participation à un atelier de théâtre visant à préparer la représentation de l’une de ces pièces. Etant donné le niveau débutant ou faux débutant en français des étudiants, l’offre éditoriale de théâtre contemporain pour la jeunesse s’est très vite imposée à nous comme alternative à la lecture ou à la mise en scène de textes traduits.
En réalité, le répertoire de théâtre pour la jeunesse est très souvent exploité dans l’enseignement primaire et secondaire, aussi bien en langue maternelle qu’en langue étrangère. La représentation des pièces permet d’y renforcer les apprentissages linguistiques, d’introduire une réflexion sur des questions sociales, ou de faciliter la résolution de conflits. Les expériences ainsi menées ont permis de développer un matériel pédagogique assez important consacré au théâtre en milieu pré-universitaire (1).
Mais, malheureusement, ce répertoire est plus rarement exploité dans les cours universitaires de FLE, victime du classement par tranches d’âge qui cloisonne la littérature de jeunesse. Pourtant il mérite qu’on s’y intéresse. Nous allons tenter de le montrer en résumant les principales caractéristiques du théâtre contemporain pour la jeunesse, dans la perspective d’une utilisation pédagogique des textes en FLE.
Certains enseignants universitaires jugeront sans doute infantilisant le choix de ces textes. Néanmoins, pour les avoir régulièrement proposés à mes étudiants depuis une dizaine d’années, nous avons pu constater qu’ils n’avaient pas d’a priori négatif à leur sujet, ou du moins que cet a priori ne résistait pas à une présentation des textes soucieuse d’écarter toute interprétation régressive et infantilisante de l’activité proposée.
Certes, cette tâche est d’autant plus aisée que les textes auront été, au préalable, soigneusement sélectionnés. Car tous ne présentent pas le même niveau d’intérêt, et certains textes s’adaptent mieux que d’autres aux objectifs recherchés pour le cours. Mais cela est vrai pour n’importe quel texte littéraire pour adultes que l’on souhaiterait exploiter dans un contexte pédagogique.
Les critères de sélection sont nombreux et dépendent des circonstances : les objectifs fixés, le niveau en langue des étudiants, leur nombre, le temps disponible, des questions matérielles comme l’espace et les moyens techniques disponibles pour une représentation du texte, etc. Sur le plan thématique, nous suivons un critère plus subjectif : la pièce doit retenir toute notre attention jusqu’à la fin, malgré notre condition de lecteur adulte.
Le rôle d'un enfant n’est pas plus difficile à jouer pour un étudiant que celui d’une personne très âgée, ou d'un personnage appartenant à une autre époque ou un autre milieu.
Une fois choisis, les textes (3) sont présentés aux étudiants de manière à mettre en valeur leurs atouts (facilité linguistique, humour, situations familières), et à rappeler – si nécessaire – que le rôle d’un enfant n’est pas beaucoup plus difficile à jouer pour un étudiant, que celui d’une personne très âgée, ou d’un personnage appartenant à une autre époque ou un autre milieu. Quant aux situations enfantines, elles présentent l’avantage d’évoquer des souvenirs récents chez les étudiants qui peuvent s’y référer pour entrer plus facilement dans le jeu. De fait, lorsqu’on leur propose de participer à un atelier de théâtre, on constate qu’ils s’inquiètent surtout de savoir comment symboliser l’enfance pour faire oublier au public leur apparence adulte, et si leur interprétation s’ajuste bien au raisonnement et au comportement d’un enfant. La peur d’être ridicule n’est pas plus importante que lorsque nous leur proposons d’interpréter des extraits de textes classiques.
Reste à savoir quelles activités on peut construire autour du texte théâtral pour la jeunesse, en FLE, à l’université. Et pour résumer, nous dirons que n’importe quelle activité pouvant être envisagée à partir d’un texte théâtral appartenant au répertoire adulte :
Cette dernière activité peut s’avérer être extrêmement intéressante pour les étudiants, dès le début de leur apprentissage (nous la proposons après une trentaine d’heures de cours seulement). Elle a des répercussions positives sur l’étude de la langue étrangère et de sa littérature, sur l’attitude des étudiants, et présente certains intérêts plus généraux non négligeables. Voici ce que l’on peut attendre de ce type d’activité :-
La mise en place d’un atelier de théâtre afin de représenter une pièce sur scène prend la forme d’une simulation globale. Lors d’une première réunion, nous invitons les étudiants à réfléchir sur les tâches nécessaires pour réaliser ce projet. Beaucoup n’ayant souvent jamais assisté à un spectacle, nous intervenons pour les aider, si nécessaire. Avec les débutants, les échanges se font en langue maternelle. La participation à cet atelier est volontaire (7) et se fait en dehors des heures de cours, sur un semestre. C’est donc une charge de travail supplémentaire, aussi bien pour les étudiants que pour les enseignants (8). Et pourtant, nous obtenons à chaque fois entre deux et quatre groupes de volontaires (sur une trentaine d’élèves au total).
Suite à la réunion initiale, voici les tâches jugées utiles pour mettre en place l’activité :
Nous proposons une sélection de 5 ou 6 textes, nous les présentons, et chaque groupe choisit le sien pour le lire (en français, naturellement). S’il ne leur convient pas, ils peuvent en choisir un autre. Certains textes sont jugés trop longs : ensemble, on essaie de voir quelles parties supprimer et on effectue les modifications nécessaires. De même, il peut parfois être utile d’adapter le texte en fonction du nombre d’acteurs en herbe. On supprime alors les rôles secondaires, en corrigeant les enchaînements ou, très rarement, on ajoute un rôle muet pour celui ou celle qui souhaite participer à l’atelier sans toutefois oser parler (cet étudiant doit dans ce cas lire également l’œuvre au programme et répondre aux questions). La sélection des textes s’accompagne donc, dans certains cas, d’une activité d’écriture en français, dans laquelle nous n’intervenons que ponctuellement, pour corriger ou conseiller les étudiants.
Ces dernières années nous avons ainsi mis en scène :
Des extraits de : La Mort marraine de Bruno Castan (dans Neige écarlate, éd. "Théâtrales"), Ma famille de Carlos Liscano (éd. "Théâtrales"), Le Tableau des merveilles de Jacques Prévert (dans A perte de vie, éd. "Folio Junior Théâtre").
Le texte entier de : Le Problème et Le Discours de Christian Lamblin (éd. Retz), Copies conformes et La Mauvaise Note de Michel Coulareau (éd. Retz), C’est Kiki et Cuisine française de François Fontaine (dans C’est Kiki et autres sketches et Une drôle de vache et autres sketches, éd. Retz), Comment le H trouva sa voix de Danièle Fix (éd. Retz).
Cette tâche donne généralement lieu à d’âpres négociations entre les étudiants. Nous n’intervenons que rarement pour rétablir l’équilibre entre temps de parole et capacité linguistique des étudiants. Certains choisissent en effet des rôles qui sont au-delà ou en deçà de leurs compétences, sans en avoir toujours conscience.
En fonction des disponibilités de chacun, nous organisons un calendrier des répétitions et des tâches à réaliser pour préparer la représentation.
Les étudiants ont en moyenne trois semaines pour apprendre leurs rôles. Puis ils participent à quatre répétitions en présence de l’enseignant. La première répétition a pour objectif de vérifier la compréhension détaillée du texte, sa mémorisation et de travailler la correction phonétique et intonative. Les étudiants qui ont le plus de difficultés sont invités à venir travailler leur texte individuellement, pendant nos heures de permanence.
Dès la deuxième répétition, les étudiants commencent à s’interroger sur la justesse de leur interprétation vocale et gestuelle par rapport à la situation et aux émotions exprimées par les personnages. Ils comprennent rapidement l’intérêt des didascalies lorsqu’elles existent. Nous ne sommes là que pour les conseiller, s’ils le souhaitent ou si vraiment nous détectons des difficultés importantes. Notre rôle reste le même tout au long du processus.
Au cours de la troisième répétition, les étudiants entament un travail de coordination pour savoir comment se placer et agir les uns par rapport aux autres. Ils se projettent déjà sur scène et commencent à imaginer les décors et les costumes. Les "on pourrait faire" se multiplient et l’enthousiasme grandit.
Lors de la quatrième répétition, les étudiants choisissent les décors, les costumes et établissent l’ordre des pièces qui vont être représentées en fonction de critères thématiques ou pratiques (partage de décors). Pour les décors, comme nous ne disposons d’aucun crédit pour réaliser cette activité, ils s’orientent très vite vers des décors minimalistes ou vers l’usage symbolique des accessoires. Ils s’organisent pour mettre en commun leurs ressources, et nous nous engageons à les aider dans la mesure de nos moyens (emprunt d’un squelette en plastique à la faculté de médecine, d’un globe terrestre à la fille d’un collègue, achat de matériel de papeterie peu onéreux…).
La progression des étudiants est étonnante : ils passent d’une compréhension globale à une véritable appropriation du texte (certains avouent rêver de leur rôle pendant la nuit) ; leur implication dans le projet croît d’une séance à l’autre (vers la fin, la représentation occupe souvent leurs conversations dans les couloirs) ; ils deviennent plus autonomes et exploitent mieux les connaissances théoriques acquises pendant les cours de littérature ; en classe de langue, ils sont plus actifs et font plus volontiers les activités d’apprentissage qu’on leur propose. Leur enthousiasme déborde très vite sur leurs camarades qui ont préféré ne pas participer à l’atelier, et qui regrettent parfois leur décision.
L’heure de la représentation publique approche et nous proposons alors aux étudiants de régler les derniers détails de la simulation. D’abord, il faut faire les affiches et les programmes. Pour cela, on se réunit pour examiner des exemples authentiques afin de déterminer les informations devant obligatoirement figurer sur ces documents destinés au public. Un étudiant se charge alors de l’image, dévoilant ainsi ses talents artistiques, alors que d’autres s’occupent du texte. Nous vérifions la mise en page finale avant d’effectuer les photocopies nécessaires.
C’est alors que les étudiants commencent à prendre conscience de l’existence du public, et leur première réaction est généralement de s’inquiéter de la réception du texte : en effet, leurs parents ou amis ne comprennent pas nécessairement le français. Lorsqu’ils expriment cette inquiétude nous leur proposons de mettre en place un système de sous-titrage, comme à l’opéra, à l’aide d’un drap tendu sur le devant de la scène, d’un projecteur et du texte traduit par leurs soins et mis en page à l’aide du programme Power-Point. Les textes n’étant pas très longs et leur compréhension ne posant plus de difficultés, ils acceptent sans hésitation. Nous nous chargeons de corriger leurs traductions et de créer le document Power Point (une diapositive pour deux répliques).
Les "artistes" du groupe se chargent de peindre des décors de fortune sur de grands rouleaux de papiers. Les étudiants de la classe qui ne participent pas à l’atelier, leur prêtent volontiers main forte.
La tension monte et, pour la première fois, certains se prennent à douter. Pour la toute dernière répétition avec décors, musique et costumes, nous réservons la scène où se déroulera le spectacle afin que les étudiants prennent leurs repères. Nous avons la chance de disposer d’un théâtre universitaire que le régisseur nous cède aimablement s’il est libre, ce qui est un atout considérable. Nous avons en effet très tôt constaté que les étudiants étaient sensibles à notre implication personnelle dans le projet, et à l’importance que nous accordions à leurs efforts en veillant, par exemple, à ce qu’ils soient mis en valeur par le choix d’un environnement approprié pour la représentation. Les étudiants se sentent investis d’une grande responsabilité, et ils font tout pour ne pas décevoir. Il arrive ainsi que, le jour même de la représentation, nous soyons surpris en observant des éléments nouveaux ajoutés au décor ou aux costumes afin de les améliorer.
L’année dernière, nous avons eu l’occasion d’inviter à cette ultime répétition des professionnels du théâtre (un comédien et deux producteurs) pour qu’ils conseillent les étudiants. L’expérience a été très instructive. Les étudiants, intimidés au premier abord, ont écouté poliment les remarques qui leur étaient faites. Mais, à la fin de la séance, nous avons pu écouter des commentaires bougons rejetant tout commentaire sur leur travail. Ce rejet trahissait, en fait, le degré d’appropriation du projet par les étudiants : c’était LEUR pièce, et ils n’entendaient pas que l’on vienne de l’extérieur les en déposséder. Pourtant – la nuit portant conseil – dès le lendemain, dans les couloirs, le discours avait changé, et les étudiants essayaient d’appliquer les recommandations des spécialistes.
Le jour de la représentation publique, nous assistons à des crises de panique, de trac, mais tout rentre dans l’ordre le moment venu. Et, malgré le manque de temps, de moyens et d’expérience, le résultat est toujours le même : une lueur de fierté et de bonheur brille au fond des yeux de ces grands garçons ou grandes filles de 18 à 25 ans qui ont joué des pièces pour enfants. Ils ont vaincu leur peur, ils se sont, pour la première fois de leur vie, exprimés en français dans une situation réelle, face à un public réel.
Pour conclure, nous espérons avoir montré qu’il n’existe pas, a priori, de barrière à l’exploitation du théâtre pour la jeunesse dans les cours universitaires de FLE. Nous engageons donc tous ceux et celles qui voudraient tenter l’expérience, à lire les textes de plus en plus nombreux proposés par les éditeurs. Nous-mêmes souhaiterions pouvoir poursuivre cette expérience dans les années à venir, malgré la disparition des cours de littérature dans les nouveaux cursus. Nous réfléchissons actuellement à la possibilité de contacter des collègues de pays francophones pour leur demander de participer à un projet commun qui aboutirait à un échange linguistique et théâtral entre nos classes. Toutes les propositions dans ce domaine seront les bienvenues !
(Article extrait d’une communication présentée lors du colloque de la Fédération internationale des langues et littératures modernes (FILLM) à l’INRP de Lyon en juillet 2008)
1. Consulter le site edufle.net pour lire des expériences d’exploitation du théâtre dans l’apprentissage du FLE au collège et au lycée.
2. Voir : L'école des loisirs, Les éditions théâtrales, Gallimard jeunesse, Actes sud junior, Retz. Voir aussi : Bernanoce, Marie. À la découverte de cent et une pièces, Répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse, préface de Jean-Claude Lallias. Montreuil : Editions Théâtrales/Grenoble, SCEREN-CRDP de Grenoble, 2006.
3. Nous proposons toujours plusieurs textes pour que les étudiants aussi puissent choisir.
4. Il existe de nombreuses propositions d’activités pédagogiques, tant sur la toile qu’en librairie (aux éditions Retz, par exemple).
5. Il ne s’agit pas d’encourager un comportement calculateur, mais d’être simplement pragmatique : dans nos sociétés, les individus isolés sont plus vulnérables que les autres.
6. Faute de temps et de moyens, et parce que nous ne sommes ni metteur en scène ni acteurs professionnels.
7. Ils peuvent se contenter de lire l’œuvre au programme et de répondre à des questions de compréhension.
8. Une de mes collègues, Mme Ana Isabel Labra, participe à ce projet en proposant une sélection d’extraits de textes français ou francophones appartenant au répertoire général.
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