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Entretien

De la linguistique à la didactique

Jean-Louis Chiss
Université de Paris 3-Sorbonne Nouvelle





 (vidéo en HD)

Le français standard

La notion de "français standard" est un peu problématique. Ce français se situe quelque part entre d’un côté le français familier, ordinaire, qui serait le français de la rue, pour aller vite, et d’un autre côté le français lettré, cultivé, qui serait celui de la littérature ou d’autres pratiques linguistiques. Il n’est jamais simple de définir une norme car cela demande de définir toute une typologie. Pour ma part, je pense que la standardisation du français est liée fondamentalement à l’école. Le français standard n’est pas le français "de l’école", à proprement parler, mais il correspond au type de normes circulant à l’école ou qui sont exigées dans les milieux scolaires.

J’hésiterais par ailleurs à répondre en termes de "classes sociales". Il me semble difficile en effet de recourir à une sociolinguistique un peu figée qui attribuerait à chaque classe sociale un niveau de langue, comme le faisait Bernstein (1), par exemple, dans les années soixante (le code "élaboré" était réservé aux classes bourgeoises, le code "restreint", aux classes populaires). Cela me semble difficile à cause de l’effet d’homogénéisation de l’école, de l’université, de l’éducation en général.

Les pratiques linguistiques des élèves

L’école est donc, je pense, le principal lieu où se construit ce français standard. Il faut bien sûr distinguer entre le vœu de l’institution et les pratiques réelles. En France, l’institution nous dit qu’il faut enseigner à l’école un français standard qui soit précisément tout autant éloigné de la norme puriste, lettrée, que des pratiques linguistiques des jeunes. Mais sur le terrain, les enseignants peuvent adopter par rapport à cela des postures différentes. Certains d’entre eux préfèrent partir du français réellement parlé par les jeunes pour essayer d’aller ensuite vers le français standard. D’autres choisissent d’imposer directement la norme standard, sans prendre en compte les pratiques réelles, langagières, des élèves. Cela vaut aussi bien pour la France que pour l’étranger parce que ces pratiques sont par définition des pratiques métissées (mélange de langues, de registres, etc.).

L’école a du mal à "prendre en compte" ces pratiques. On ne sait d’ailleurs pas exactement ce que veut dire cette expression "prendre en compte". Est-ce simplement une façon de dire que l’on reconnaît que les élèves ont d’autres pratiques linguistiques que celle que nous cherchons à imposer ou que nous faisons fonctionner à l’intérieur de l’école ? Mais ces pratiques, comment va-t-on les prendre en compte didactiquement ? C’est là la question et elle est autrement plus redoutable. Va-t-on faire de la traduction intralinguale entre différents registres ? On peut tout imaginer… Beaucoup d’enseignants sont d’ailleurs très inventifs par rapport à cette question difficile de la prise en compte des pratiques langagières des élèves.

"Il est difficile d’imaginer que l’on ne s’occupe à l’étranger
que de la norme du français de France."

Dans d’autres contextes francophones, on ne se posera pas la question de la même façon. Les sociolinguistes disent de plus en plus qu’il y a des français constitués en tant que tels dans certaines zones de la francophonie, le français québécois, suisse-roman, de Côte d’Ivoire, etc. Dans ces contextes-là, il est nécessaire de prendre en compte de manière forte ce type de métissage linguistique. Il est difficile d’imaginer en effet que l’on ne s’occupe à l’étranger que de la norme du français de France, comme on a pu le dire pendant longtemps. Mais que fait-on ensuite, quand on sait que ces élèves ont ces pratiques ?

Les variétés du français

La question de la consistance linguistique de ces parlers se pose également. Quand on dit qu’il y a un "français" du Sénégal ou de Côte d’Ivoire, que veut-on dire ?

S’agit-il d’une autre langue ? D’une variété linguistique ? Portant sur quoi ? Le lexique ? Des constructions syntaxiques différentes de celles du français de France ? Des pratiques communicationnelles ? La tâche des sociolinguistes est de bien décrire ces différents types de français pour savoir si l’on a affaire à d’authentiques variétés qui sont susceptibles d’être enseignées. On peut imaginer que l’école sénégalaise en français décide de valider un certain type de registre qui serait propre au Sénégal ou à certains contextes africains et qui ne serait pas nécessairement le français de France. Mais cela heurte bien des habitudes. Dans la formation des enseignants, par exemple, la référence littéraire – davantage la littérature française que les littératures francophones – reste une référence dominante.

Ces deux approches – sociolinguistique et didactique – coexistent et continuent de faire débat dans les milieux scolaires.

"Très souvent, les variétés ne sont pas perçues par les enseignants,
d’où le rôle décisif de la formation."

La sociolinguistique se fait beaucoup avec des enquêtes de terrain. Cette connaissance est très importante parce que beaucoup d’enseignants ne veulent pas se rendre compte que ces pratiques linguistiques existent, il faut donc leur montrer avec des corpus, des enregistrements, toutes sortes d’instruments quelle est la réalité linguistique de ce qu’ils entendent ou perçoivent. On ne peut pas prendre les variétés en compte dans l’enseignement si on ne les perçoit pas. Et, très souvent, elles ne sont pas perçues.

Je suis par exemple frappé par le fait que dans les contextes créolophones, les enfants eux-mêmes n’arrivent pas à décider s’ils parlent français ou créole, quand on leur pose la question. Ils ne savent pas ! Ils parlent quelque chose qui ressortit à l’un et à l’autre. On peut comprendre qu’il n’y ait pas d’identité linguistique clairement constituée dans leur tête. C’est en effet une opération difficile qui nécessite un certain recule métalinguistique, toute une attitude devant la langue que précisément l’école vise à développer.

La formation joue un rôle décisif en ce que les enseignants peuvent prendre ainsi conscience de ces phénomènes. Ils ont la possibilité de les repérer empiriquement dans la classe, ce qui est fondamental.

Quelle didactique ?

Peut-on construire une didactique toute entière sur ces problèmes de gestion de la variété linguistique ? Je crois tout à fait à la didactique que l’on appelle aujourd’hui "convergente" ou "intégrée". Mais celle-ci se fait en général à partir de langues constituées, quand la question est de savoir s’il peut y avoir une didactique convergente du créole ou du français dans la zone créolophone ou de l’arabe et du français dans les pays de la zone méditerranéenne ou du Moyen-Orient. Dans la didactique convergente ou intégrée, y compris dans les contextes africains, on a des langues qui fonctionnent ensemble à des degrés différents dans le système éducatif.

"On ne peut exclure de la classe ces pratiques linguistiques
surtout quand elles sont elles-mêmes le reflet
de processus identitaires."

La question ici est différente : en quoi le système éducatif qui est fondé sur la norme du français standard de France va-t-il se trouver affecté par les pratiques linguistiques complexes et métissées avec lesquelles les élèves arrivent ? Ce problème se pose d’ailleurs aussi en France depuis longtemps. Que faire avec la langue des "banlieues", des "cités", des "quartiers" – quelle que soit la dénomination que l’on adopte ? Avec tous les métissages linguistiques qu’elle suppose ? Je ne pense pas que l’on puisse exclure de la classe ces pratiques linguistiques en tant que telles surtout quand ce n’est pas seulement une mode ou un jeu mais qu’elles reflètent des processus identitaires des jeunes. En même temps, ne pas l’exclure ne veut pas dire en faire le but de l’enseignement ou s’y référer de manière systématique. Je ne pense pas que cela soit l’objet ou le but du travail en classe.

Je ne pense pas non plus qu’il faille "partir" de cette langue des élèves. Dans le travail pédagogique, il ne faut pas en effet être trop débordé par l’offre, l’exposition. Vous imaginez si l’on devait prendre en compte la "parlure" de chaque élève à l’intérieur d’une classe multilingue, multiethnique… On y passerait l’année ! En s’étant fixé quels objectifs ? Il faut donc adopter une position modérée. On ne peut quand même pas faire comme en France au XIXe siècle, taper sur la tête des élèves, leur donner des coups de règles ou les exclure de la classe parce qu’ils avaient prononcé un mot de travers, en patois ou en breton…

Des grammaires francophones

Si l’on veut construire des grammaires francophones, il faut avoir comme corpus de références ces variétés de français parlées dans les différents contextes que nous avons évoqués. Sur le plan linguistique, le projet ne manque pas d’intérêt mais ces grammaires seront-elles des grammaires d’apprentissage ?

"A-t-on besoin d’apprendre aux élèves la langue qu’ils pratiquent spontanément
dans les échanges linguistiques quotidiens ?"

Il existe déjà des grammaires francophones descriptives, scientifiques, mais s’agissant des grammaires d’apprentissage, la difficulté porte sur la définition des objectifs à atteindre. Quels seront-ils ? La compétence linguistique dans la variété locale ou même nationale ? Une compétence linguistique en français qui soit translocale, transnationale ? Pour des élites qui veulent être formés par ailleurs au français "international", pour reprendre une autre terminologie, il peut y avoir contradiction. Au fond, a-t-on réellement besoin d’apprendre aux élèves la langue qu’ils pratiquent spontanément dans les échanges linguistiques quotidiens ?

La visée d’une grammaire francophone d’apprentissage pourrait être de leur apprendre éventuellement à comparer les structures du français standard avec les structures de tel ou tel français local… Et après ? Pour en faire quoi ?

La langue maternelle

Faut-il également "tenir compte" de la langue maternelle des élèves et comment ? Il s’agit avant tout d’un débat méthodologique. Il est vrai que l’on a parfois fait comme si les élèves n’avaient pas de langue maternelle, ou comme si elle était non pertinente dans la classe de langue étrangère. Au XIXe siècle, on utilisait des méthodologies "directes" – dans d’autres contextes on parlera d’"immersion". Ceux qui les utilisaient savaient pertinemment que les élèves avaient une langue maternelle mais ils pensaient que pour leur faire acquérir des langues étrangères, la meilleure méthode était de suspendre ou de mettre entre parenthèses ce rapport qu’ils entretenaient avec leur langue maternelle. Aujourd’hui, il semble banal de dire qu’il faut tenir compte de la langue maternelle, en intégrant éventuellement des éléments de connaissance de cette langue dans l’apprentissage de la langue étrangère. Au bout de ce processus, on retrouve la didactique "intégrée" ou "convergente" des langues.

L’un des axes de recherche, sur lequel on a beaucoup écrit, est de savoir comment recourir à la langue maternelle dans la classe de langue étrangère, l’autre porte sur le fait de fonder son enseignement sur la prise en compte réelle des deux langues en même temps. Il existe des outils pour cela, la linguistique contrastive en fait notamment partie.

Tous ceux qui pensent qu’il faut de la distance critique pour acquérir une certaine compétence dans une langue étrangère, qui optent pour une orientation métalinguistique, réflexive, sont partisans par définition de la prise en compte de la langue maternelle – ils ne peuvent pas faire comme si l’individu n’avait pas déjà découvert le langage à travers sa langue maternelle. En classe de FLE, comment s’opère ensuite cette "prise en compte" ? Cela peut aller du simple fait d’y recourir ponctuellement jusqu’à la construction d’une progression reposant sur toute une méthodologie d’enseignement fondée sur les deux langues.

Le plurilinguisme

Je suis parfois réservé quand le plurilinguisme devient un mot d’ordre ou une incantation. D’abord parce qu’il n’est pas toujours facile de transformer les individus en plurilingues. Ce qui peut sembler souhaitable sur le plan de la communication pose des problèmes culturels ou identitaires considérables.

"On oublie la puissance extraordinaire que les langues
de première socialisation ont sur les individus."

Dans certaines déclarations un peu trop triomphalistes autour du plurilinguisme, on oublie la puissance extraordinaire que les langues maternelles, les langues de première socialisation, ont sur les individus, en quoi elles les marquent sur le plan identitaire. Mes collègues qui n’aiment pas l’expression "langue maternelle" ont peut-être raison dans la mesure où elle est connotée, mais, d’un autre côté, il est très difficile d’éviter ces connotations. Il ne s’agit pas seulement d’une langue "première", mais d’une langue qui possède toute une série de déterminations sociales, familiales, historiques, etc. auxquelles les individus ne renoncent pas facilement – et l’on ne sait pas exactement pourquoi d’ailleurs ils devraient y renoncer.

Le linguiste Bally (2), sur lequel j’ai beaucoup travaillé, distinguait entre langue transmise et langue acquise. Si les langues étrangères sont à ce titre des langues acquises, les langues dites maternelles sont elles des langues transmises, que l’on reçoit en héritage. Cette puissance contenue dans le terme "maternelle" me semble donc importante.

Même si le plurilinguisme ne veut pas dire, entendons-nous bien, dépouiller les individus de leur langue première ou de l’identité culturelle qui est liée à cette langue, il faut être conscient du fait qu’en tant que tel, il peut devenir parfois un obstacle, notamment dans des pays dans lesquels des centaines de langues sont pratiquées. Pour les décideurs politiques, la question de la scolarisation y est extrêmement difficile à résoudre. Dans certains cas, l’on en revient même à une forme de monolinguisme. Il y a 200 langues au Cameroun… qu’à cela ne tienne, il n’y a qu’à enseigner en anglais ou en français ! On en revient à la question posée précédemment, après avoir décrit une réalité sociolinguistique de manière empirique, que fait-on ensuite ?

La situation on le conçoit est différente selon chaque contexte. En Europe, la perspective de former des individus plurilingues peut se comprendre, l’anglais étant de fait de plus en plus une langue en partage. Cela dit, on n’est pas obligé de se pâmer à chaque fois que l’on prononce le nom de plurilinguisme. Les Français aiment cette idée parce que monolingues ! C’est une façon de tendre vers quelque chose qui ne fait pas partie de la culture française du langage.

Rien n’empêche autrement de constituer des grammaires bilingues ou même plurilingues. Certains ouvrages de linguistique générale sont d’ailleurs de fait des grammaires plurilingues.

Diversité des langues

Les projets d’éveil à la diversité des langues, comme ceux qui sont menés actuellement en Angleterre ("awareness of language"), permettent aux élèves de bien prendre conscience de la différence entre langues, systèmes d’écriture…

L’idée initiale était de réduire les handicaps que les élèves rencontraient dans leur langue maternelle, le souci n’était donc pas d’enseigner les langues étrangères. Pour qu’ils puissent en comprendre le fonctionnement, on leur montrait que leur langue maternelle n’était pas la seule au monde. Il était intéressant d’éveiller au langage en établissant des comparaisons entre plusieurs langues.

Dans l’enseignement primaire en France, il y a eu débat entre ceux qui souhaitaient éveiller aux langues, dans leur grande diversité, sans nécessairement en passer par leur apprentissage, et ceux qui se disaient que l’apprentissage précoce d’une seule langue étrangère était tout de même préférable : "Éveiller, c’est bien sympathique mais il vaut mieux que les élèves commencent à parler en anglais avant la sixième…" Ces deux options – je ne pense pas pour ma part qu’elles soient incompatibles – se sont opposées.

Les "disciplines non linguistiques" (DNL)

Il faut être conscient du fait que l’on est encore très éloigné de ce type d’enseignement. Quand on aborde cette problématique des DNL, on pense en effet généralement à tel ou tel collège ou lycée international, aux écoles bilingues, aux lycées français à l’étranger… Cela étant dit, je trouve ces initiatives très intéressantes non seulement sur le plan linguistique, mais aussi sur le plan culturel, de la construction des connaissances.

"La langue peut servir bien au-delà de son aspect proprement
linguistique ou communicationnel."

Un francophone qui fait de l’histoire ou de la géographie en allemand, par exemple, sera confronté à la représentation que les Allemands se font de l’histoire et de la géographie. Il ne s’agit donc pas seulement d’un problème de langue, il y a nécessité de s’interroger sur le type de culture que cela suppose, sur les différentes représentations du temps, de l’espace, etc.

C’est ainsi que l’on s’aperçoit que les cultures linguistiques et éducatives sont très différentes. Les élèves sont eux-mêmes surpris de le constater, de voir par exemple que dans d’autres systèmes éducatifs, des choses que nous lions (l’histoire, la géographie, l’instruction civique) sont absolument dissociées. La langue peut donc servir bien au-delà de son aspect proprement linguistique ou communicationnel.

(Entretien réalisé à Paris le 10/04/09)

Notes

1. Basil Bernstein (1924-2000).
2. Charles Bally (1865-1947).

Réalisation : Emeline Giguet-Legdhen / Bruno Marty

Première publication : 02/06/09 - Mise à jour : 02/06/09

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