actualités


Accueil > Entretiens

Points de vue croisés

Félix Bikoi, Bruno Dufour et Mohamed Miled

Nos invités sont présidents de commissions de la FIPF : M. Mohamed Miled, président de la commission du Monde arabe, M. Bruno Dufour, président de la commission Français langue maternelle et M. Félix Bikoi, président de la commission pour l'Association des professeurs de français d'Afrique et de l'Océan indien.

En ce début de nouvelle année, quel est votre bilan de l'année 2003, en qui concerne les actions menées au sein des associations représentées par votre commission ?

M. Miled : L’année 2003 a connu l’organisation par les associations relevant de la Commission du monde arabe (CMA) de séminaires, de colloques et d’universités d’été sur des thèmes variés qui ont contribué à une réflexion rénovée sur l’enseignement du français et ont favorisé des échanges entre ses différents adhérents. Des actions (compétitions, concours…) en faveur des élèves ont été aussi engagées. Un séminaire regroupant les différentes associations a été organisé en Tunisie sur "le français en tant que moyen d’expression et d’action", ses actes viennent de paraître. L’Agence intergouvernementale de la francophonie (AIF) a tenu à Beyrouth, en collaboration avec la CMA, une rencontre régionale d’experts sur "l’enseignement du français dans les pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient" ; il s’agit là d’un bilan encourageant qu’il convient d’améliorer par des actions plus percutantes sur les élèves, les pratiques des enseignants et l’environnement francophone dans les pays concernés.

M. Dufour : D'après notre bilan, nous avons constaté d’une part un manque de motivation et de mobilisation des membres, et d’autre part de belles réussites au niveau des échanges, notamment électroniques, qui semblent plus faciles. Le français langue maternelle rencontre donc des difficultés dans la conjoncture mais il y a une volonté de mobilisation et une prise de conscience de la nécessité de défendre cette langue qui apparaît, pour certains, forcément comme acquise. Le but est donc d'en faire une langue d’association. Les associations du français langue maternelle travaillent de plus en plus en collaboration avec les autres associations (français langue seconde et langue étrangère) et le Congrès mondial de la FIPF, dont le thème est la diversité, est un exemple assez frappant de cette concertation. La didactique comparative entre FLM, FLS, FLE est une voie d’avenir ; et il faut faire en sorte que le français soit plus accessible, quelle que soit la langue ou la culture d’origine.

M. Bikoi : Au niveau de la commission Afrique, les Etats généraux ont été incontestablement le fait marquant de l'année. Près d'un million d'enseignants de français provenant de plus de 50 pays y ont pris part. La réflexion a porté lors de cette rencontre sur le thème : "Enseigner le français et enseigner en français dans un contexte multilingue". Un document d'une dizaine de pages comprenant 180 propositions a été édité. Il servira de base à l'action de rénovation pédagogique dans les pays d'Afrique et de l'Océan indien.

M. Abdou Diouf, secrétaire général de la francophonie et président du Conseil consultatif de la francophonie, a placé le premier Conseil (19-20 janvier 2004) sous le signe de l'ouverture et le thème principal a été "Diversité culturelle et francophonie, dans l'espace francophone et à l'échelle mondiale". Le prochain Congrès mondial de la FIPF, le "Défi de la diversité", qui aura lieu à Atlanta en juillet 2004, abordera également ce thème. Comment expliquez-vous la récurrence de ce thème ? Cela annonce-t-il, à votre avis, un nouveau dialogue, une nouvelle ouverture au sein de l'espace francophone et plus largement dans le monde entier ?

M. Miled : Tant que le monde demeure en proie à l’exclusion de l’autre, aux conflits internes et externes et à l’intolérance, ce thème de la diversité reste un véritable défi ; la francophonie plurielle, à travers les valeurs qu’elle incarne, est susceptible de participer à ce défi en favorisant une diversité linguistique, culturelle et éthique. Les rapports dépassionnés au sein de la francophonie mettent en évidence cette ouverture qui se traduit par exemple par des actions intégrées en faveurs du français et des autres langues ainsi que de leurs didactiques.

M. Dufour : Le choix du thème de la diversité culturelle et de l’ouverture interculturelle est porteur d’avenir. Cela favorise donc un changement d’attitude qui est porteur de beaucoup d’avenir et d’une certaine sérénité. À la mondialisation économique, il faut opter pour une autre mondialisation qui est la mondialisation interculturelle. Il y a un double mouvement : un retour vers les régions, les dialectes mais en même temps une prise en charge du monde. Il faut donc relier ces deux tendances qui ont l’air très contradictoires. La francophonie doit dépasser les limites qu’elle s’était données jusqu’à maintenant. Elle était trop "puritaine" et avec cette nouvelle ouverture, elle devient un partenaire de toutes les langues de part le monde. Il y a désormais un contrepoids à l’anglais, mais non pas un contrepoids défensif mais associatif. La diversité amène un concept positif d’avancement et fait en sorte que le monde soit vu autrement.

M. Bikoi : Il y a une prise de conscience ces dernières années, avec les effets pervers de la mondialisation des échanges, que le danger qui menace le monde c'est l'uniformisation des attitudes, des comportements, la standardisation des modèles culturels. L'expérience montre que quand plusieurs civilisations sont en contact, la plus outillée a tendance à imposer ses modes de vie et de pensée aux autres. Le président Diouf, comme la FIPF, tirent donc une sonnette d'alarme : le monde ne survivra que si les diverses cultures qui la composent coexistent.

En quoi cette rencontre s'avère-t-elle importante pour les pays que représente votre commission, et qu'attendez-vous concrètement de ce congrès, en terme de débats et d'objectifs à atteindre ?

M. Miled : Cette rencontre sera l’occasion pour la CMA d’élargir ce champ de la francophonie, de concrétiser le principe de la diversité par la connaissance d’autres ères de la francophonie et surtout de relativiser ses points de vue et ses expériences dans l’enseignement du français.

M. Dufour : Il y a une attente diplomatique car les pays francophones avaient pris un recul important depuis 2001 envers les États-Unis. Le congrès mondial se passant à Atlanta, il y aura donc une reprise de communication et de dialogue. Ces objectifs sont donc souhaitables. La deuxième attente est le rapprochement de la France, du Canada et des Etats-Unis. Il y avait un malaise entre ces deux partenaires de la francophonie que sont la France et le Canada et également entre eux et le partenaire important sur le plan mondial, à savoir les Etats-Unis. Les ruptures ou les divergences d'opinion avaient un peu mis en péril la pertinence ou l'importance de la francophonie. Enfin, lors de ce congrès, la parole sera donnée à de nombreuses langues et cultures et cela dans un nouvel esprit : la diversité. Il y a un souhait de rassemblement mais aussi une recherche de définition pour essayer de créer une base égalitaire dans les rapports internationaux. Ce congrès est aussi important pour la délégation du Québec et du Canada car le Québec est candidat pour l'organisation du prochain congrès mondial en 2008.

M. Bikoi : Les congrès de la FIPF ont toujours été un haut lieu d'échanges entre enseignants et d'autres partenaires de l'action éducative. Le tout premier congrès du nouveau millénaire devra montrer comment la diversité linguistique, pédagogique, didactique, politique, la diversité des usages sont sources d'enrichissement réciproques. Atlanta devra impulser une nouvelle dynamique à l'enseignement et à la diffusion de la langue française dans le monde.

À Beyrouth, en octobre 2002, les Etats francophones ont souhaité que le développement durable soit au cœur des discussions qui animeront le dixième Sommet de la francophonie, les 26 et 27 novembre prochain à Ouagadougou*. Avant cette rencontre, va avoir lieu du premier au 4 juin, le colloque "Développement durable : leçons et perspectives" qui débouchera sur l'adoption d'une déclaration qui pourra enrichir le processus préparatoire du dixième Sommet. Croyez-vous que le développement durable puisse être au centre de la stratégie de la coopération multilatérale francophone ?

M. Miled : Le développement durable est un concept fécond et certainement utile dans un processus de coopération francophone si, loin des spéculations théoriques et conceptuelles, par ailleurs opportunes, il traduit des actions concrètes axées sur des projets bilatéraux ou multilatéraux développant l’autonomie et la créativité chez les différents acteurs de la francophonie et impliquant un suivi de ces actions auprès des différentes catégories sociales (donc au profit du francophone "moyen" et non d’une élite francophone qui ne peut assurer le développement durable).

M. Dufour : Le développement durable est un élément extrêmement important. Il faut essayer de développer une nouvelle réalité et le développement durable permet une redéfinition des rapports internationaux notamment avec l'Afrique, l'Amérique latine qui sont particulièrement en situation de difficultés. Il faut donc redonner espoir à ces continents, et prendre en charge les problèmes tels que le sida et la famine. La francophonie, par sa réalité, son implantation, a certainement un rôle important à jouer, surtout en Afrique. Un nouvel équilibre pourrait donc être créé. Il faudrait bien sûr que nos voisins américains comprennent ce message, même si cela paraît peu probable. Les organisations internationales et les différents partenaires doivent faire tout ce qu'ils peuvent pour créer un consensus avec les différentes cultures et avec les américains. Il faut changer l'attitude de domination.

M. Bikoi : Pour les Africains, ce thème est porteur de beaucoup d'espoir après plusieurs décennies d'expériences avortées dans les domaines économique, social et industriel.

Sera notamment abordé lors de ce sommet intitulé "Francophonie : espace solidaire pour un développement durable", le thème de l'éducation comme "clef de voûte du développement". Croyez-vous que l'éducation soit effectivement au centre du développement ? comment, à votre avis, pourrait-on donner un souffle nouveau à l'enseignement de base, à la formation professionnelle et à la coordination des universités ?

M. Miled : Un développement économique ou technologique est illusoire s’il n’est pas accompagné d’un "développement positif" des mentalités et des comportements, or, celui-ci est en grande partie l’œuvre de l’éducation, qu’elle soit formelle ou informelle. C’est la concrétisation du concept de qualité qui pourrait donner un nouveau souffle aux systèmes éducatifs qui connaissent actuellement des problèmes liés à l’extension quantitative et à la massification. La qualité impliquerait la prise en compte, dans les programmes et les pratiques, des compétences spécifiques et transversales, le souci de réduire les disparités entre les élèves dans la même classe et dans les différentes régions, d’articuler la formation à la demande sociale et économique et d’assurer au diplômé un minimum de culture générale.

M. Dufour : La seule façon de faire durer un développement est de passer par l'éducation. Il faudrait que langue première, langue seconde, langue étrangère établissent une didactique extrêmement fine et efficace de façon à ce que la langue française soit enseignée de façon beaucoup plus accessible. Il y aurait donc une nouvelle façon d'éduquer car l'éducation passe bien sûr par la langue mais aussi par des concepts. La formation professionnelle des maîtres et la coordination des universités doivent être travaillées conjointement et doivent être la conséquence d'une concertation au niveau de la didactique de la langue française et des autres langues. Il faut trouver une manière plus efficace d'enseigner le français.

M. Bikoi : Il n'y a pas d'exemple au monde de pays qui se soient développés avec une population analphabète. Au contraire toutes les stratégies de développement crédibles inscrivent l'éducation comme priorité de leur action. Concernant l'enseignement de base et la formation professionnelle, un nouveau souffle pourrait être donné par : une politique volontariste de formation des formateurs en qualité comme en quantité ; la mise au point de programmes d'enseignement adapté au besoin de développement des pays ; la valorisation de l'enseignement technique et professionnelle. Le rôle de l'Agence universitaire de la francophonie (AUF) est déterminant dans la coordination en universités francophones. Mais la Fédération qui regroupe les enseignants des universités peut, à une échelle plus grande, contribuer à la mise au point d'une politique cohérente dans ce domaine.

Après les premières Assises méditerranéennes des enseignants de français langue étrangère, seconde, utilisant le multimédia, qui ont eu lieu en octobre dernier à l'université Senghor, et à la Bibliothèque d'Alexandrie en Egypte, le dixième Sommet abordera également le thème des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC). La place des multimédias, leur utilisation, vous paraissent-elles actuellement essentielles, incontournables, au sein des établissements et plus particulièrement dans les classes de français ? Représentent-elles, selon vous, un enjeu véritable dans le processus de développement et de coopération internationale ?

M. Miled : Ces technologies sont importantes en tant qu’outils dont l’utilisation aide l’élève et l’enseignant et leur épargne des tâches et des recherches fastidieuses ; leur maîtrise intelligente et non mécanique est donc nécessaire ; mais il convient aussi de les démystifier, car leur usage abusif ou automatisé risque d’être déroutant. Elles commencent à être adoptées dans les recherches, dans les formations des formateurs et moins dans les pratiques d’enseignement. C’est l’un des enjeux de cette coopération, il s’agit d’être attentif aux dérives d’un processus superficiel de transfert des technologies. Le développement de ces technologies doit être aussi étayé d’un développement mental et conceptuel : il ne s’agit pas de simples manipulations techniques, mais de changements d’attitudes qu’il faudrait susciter chez les concepteurs et les utilisateurs de ces méthodes.

M. Dufour : Au Québec et au Canada, il y a énormément de recherches en cours sur les nouvelles technologies, dans l'enseignement, l'éducation, dans les classes de tous les niveaux. C'est une voie d'avenir, mais il faut signaler les difficultés au niveau de l'organisation, par exemple pour l'Afrique ou pour l'Amérique latine. Certaines régions en sont encore à "espérer" les nouvelles technologies. C'est donc important mais cela nécessite un certain nombre d'implications financières ou politiques des pays plus riches pour faire en sorte que tout le monde y ait accès. Cela pourrait être très efficace pour la communication. Cependant, actuellement, tel n'est pas le cas : il y a un fossé entre les sociétés "technologiques" et sociétés "non-technologiques". Il y a une non-communication entre les divers continents. Il faudrait donc s'assurer qu'il y ait, tout d'abord, une accessibilité possible pour tous, et en faire ensuite un élément de premier plan. Les NTIC permettent de fournir un enseignement et d'éducation absolument novateur.

M. Bikoi : Dans chaque pays africain, on note une volonté manifeste des autorités politiques de rattraper le temps perdu en matière d'introduction des NTIC à l'école. Selon les pays, cette politique commence à porter ses fruits. Dans beaucoup de pays africains au Sud du Sahara, l'Afrique australe mise à part, on n'en est encore qu'à la phase d'introduction des NTIC à l'école. Mais l'engouement est réel chez les élèves. Il reste un gros travail de formation des enseignants à l'exploitation des NTIC dans les classes. C'est sans doute avec raison qu'on affirme qu'aujourd'hui l'analphabète est celui qui ne peut pas utiliser les NTIC.

Lien :

* Xe Sommet de la francophonie, les 26 et 27 novembre 2004 à Ouagadougou

Rédaction : Emeline Giguet-Legdhen - Première publication : 10/03/04 - Mise à jour : 31/01/06

© Franc-parler.org : un site de
l'Organisation internationale de la Francophonie